Sisyphe présente ici un extrait du livre d’Élaine Audet, Prostitution - perspectives féministes, paru aux éditions Sisyphe à l’automne 2005 et réédité en janvier 2006. Cet essai fait la synthèse des perspectives féministes sur la prostitution, un engagement à long terme qui suppose la remise en question des rapports sociaux, économiques et sexuels de domination, ainsi que des mesures immédiates pour combattre la pauvreté et la violence envers les femmes.
Au Québec, le Regroupement des Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) a pris une position ferme contre la décriminalisation totale de la prostitution lors des débats menés au sein du mouvement des femmes en 2002 ainsi qu’aux audiences du sous-comité parlementaire canadien qui a été chargé de revoir les lois sur la sollicitation de 2003 à 2005. Les premiers CALACS ont vu le jour dans les années 1970. et s’inscrivent directement dans l’évolution du mouvement féministe, lequel a contribué à développer une nouvelle vision des agressions à caractère sexuel.
Dans son document de travail, le regroupement des CALACS affirme : "En nommant les femmes ‘travailleuses du sexe’, on minimise la violence, la pauvreté et l’oppression qui mènent des femmes et des filles à la prostitution et les y confinent. On légitime ainsi l’industrie du sexe comme un secteur économique au lieu de la voir comme un système d’exploitation (CALACS, 2002)."
Les CALACS considèrent que "la prostitution relève de l’exploitation sexuelle des femmes et ne peut, d’aucune manière, être considérée comme un travail légitime ou comme une façon acceptable d’accéder à l’autonomie économique". Pour ces groupes, la prostitution constitue une forme de violence principalement envers les femmes et une violation des droits humains fondamentaux. Ainsi, les personnes en prostitution ne devraient sous aucun prétexte être victimes de discrimination quelle qu’en soit la forme.
En France, le combat pour un monde sans prostitution peut s’inspirer des cliniques itinérantes, comme celles mises sur pied par le Mouvement du Nid, qui prend comme point de départ que nul n’a le droit d’acheter les services sexuels d’un autre être humain, même avec son consentement. Ce mouvement, né en 1937, est constitué d’un réseau national de 30 délégations, présent dans 28 villes avec environ 250 militants actifs et 3000 sympathisants et publie une revue, Prostitution et Société (1). Il possède aussi un site Internet extrêmement riche en information. Il a pour objectifs de développer chez les participantes et participants la capacité d’aborder la prostitution comme un phénomène social (et non pas en raison d’un problème personnel de la personne prostituée), de prévenir la prostitution sous toutes ses formes, d’agir sur le discours ambiant, de repérer l’existence d’un comportement prostitutionnel et de mettre en œuvre une dynamique de réinsertion.
Trois types de publics sont essentiellement visés par l’action du Mouvement du Nid : les personnes prostituées, les clients, les proxénètes ; l’opinion et les pouvoirs publics en vue des changements durables des comportements face à la prostitution sous toutes ses formes ; les acteurs sociaux en matière de formation pour une approche globale de la prostitution dans leurs responsabilités professionnelles ou bénévoles. Le Mouvement propose moins un service qu’une voie vers la libération. Il estime qu’une véritable politique de prévention du sida implique une réelle politique de prévention de la prostitution, dans la perspective de son éradication.
Au plan international, il faut souligner le travail exceptionnel accompli par la Coalition contre le trafic des femmes (CATW), réseau international de groupes féministes, d’organisations et d’individus qui combattent globalement l’exploitation sexuelle et la violence contre les femmes, en tant que violation des droits de la personne et grave forme de discrimination. Son action consiste à promouvoir les droits fondamentaux des femmes, à développer des stratégies en réseau avec d’autres ONG et, à l’intérieur des institutions internationales, à favoriser la recherche sur les causes et les conséquences de la prostitution, à organiser des formations et à rassembler de la documentation, à agir avec les victimes et les survivantes de l’exploitation sexuelle. En Europe, la CATW est représentée par le Mouvement pour l’abolition de la prostitution et de la pornographie et de toutes formes de violences sexuelles et de discriminations sexistes (MAPP).
Dans tous les pays, des groupes d’ex-prostituées luttent pour mettre fin à cet esclavage en ciblant les clients et les proxénètes sans lesquels il n’y aurait plus de prostitution. À San Francisco, par exemple, d’anciennes prostituées ont formé l’association Standing Against Global Exploitation (SAGE), qui cherche à rééduquer les clients par le paiement d’une amende et la confrontation avec celles qu’ils ont toujours considérées comme des objets consentants. Les témoignages entendus font voler en éclats tous les mythes entretenus autour de la prostitution comme choix et comme moyen de libération. Les survivantes de la prostitution aux Philippines, comme celles de WHISPER (Women Hurt in Systems of Prostitution Engaged in Revolt) aux États-Unis, prennent la parole pour dénoncer la violence et les différentes formes d’humiliation qu’elles subissent dans les rapports prostitutionnels.
Heureusement que de nombreuses voix, comme celle de la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), se font entendre au Québec et ailleurs pour proposer une analyse différente de l’expérience de la prostitution et parler de la peur liée au fait de rompre la loi du silence. Comment peut-on confondre la soumission sexuelle aux vœux de tout un chacun avec une libération sexuelle ou avec la libre expression de la sexualité ? À force de répéter les mêmes arguments à la façon d’un mantra, les groupes en faveur de la décriminalisation de la prostitution cherchent à nous convaincre qu’il est de l’intérêt du mouvement féministe de cautionner l’esclavage sexuel des femmes sur le marché du sexe. Devant une telle résignation, on ose à peine se demander ce qui arrivera quand les hommes n’auront plus besoin des femmes pour procréer, ni de mères-porteuses pour engendrer seuls, quand les femmes jetées dans le boulier planétaire de la prostitution seront uniformisées et offertes comme des objets de consommation courants.
[...] Au Québec, il y a un consensus pour que tous les niveaux de gouvernement cessent de traiter les femmes prostituées comme des criminelles et leur fournissent l’accès aux services sanitaires, sociaux, juridiques et policiers qu’elles réclament, à des refuges d’urgence et à des abris à long terme, que les auteurs de violence à leur égard soient poursuivis au criminel, que les policiers soient là pour les protéger et non pour les harceler et leur distribuer des contraventions. Là où il y a débat, c’est sur la décriminalisation tant des clients que des proxénètes. Il ne s’agit pas de lutter contre les femmes prostituées, mais contre la prostitution.
L’expérience suédoise
Pour le Québec et le Canada, l’exemple de la Suède est d’autant plus inspirant que nous possédons déjà un système de protection sociale universel, en vertu duquel tous les citoyens ont accès à des services de santé gratuits, des prestations d’aide sociale et une pension de vieillesse qui ne sont pas liés à l’emploi. Il reste à faire en sorte que nul ne soit réduit à se prostituer pour survivre, en assurant à tous et à toutes un revenu minimum décent.
Il faudrait tout mettre en œuvre pour changer les mentalités à long terme, tant chez les hommes que chez les femmes, afin qu’on cesse de banaliser la prostitution comme on le fait présentement, sous prétexte de respecter les libertés sexuelles. Il s’agit de sensibiliser tous les milieux et toutes les couches sociales, en commençant par les jeunes, aux effets néfastes de la prostitution et au fait que cette activité porte atteinte à l’intégrité humaine.
Lors de son témoignage devant le sous-comité parlementaire canadien sur le racolage, le 4 mai 2005, Gunilla Ekberg, conseillère spéciale du gouvernement suédois dans l’application de la loi sur la prostitution, a rappelé que "la Suède considère la prostitution comme un crime sexospécifique et un obstacle grave à l’égalité entre les sexes dans toutes les sociétés". Pour mettre en œuvres des mesures efficace, souligne-t-elle, "il faut lancer un débat public approfondi en demandant : qui est exploité dans la prostitution, qui est responsable de l’exploitation des personnes dans la prostitution ?"
Il est aussi important, continue Ekberg, d’éduquer et de financer adéquatement les organismes d’application de la loi sur les raisons pour lesquelles ces mesures et cette loi ont été mises en place et sur la façon d’appliquer efficacement ces mesures, en gardant sans cesse à l’esprit le bien-être des victimes. Il faut aussi mettre en œuvre des programmes visant à modifier les attitudes dans les écoles et les collectivités notamment dans le personnel militaire et les clubs sportifs. Et, insiste-t-elle, "pour créer un changement permanent, nous devons créer des réseaux d’hommes qui s’opposent à la prostitution".
En termes de prévention, la Suède propose des programmes dans les écoles secondaires, en se servant d’un film traitant de la prostitution et d’un manuel qui, en plus, parle de l’égalité des sexes, de l’attitude des garçons envers les jeunes filles, dans la vie et sur Internet, etc. Plus de 30 000 enfants suédois ont suivi ces séminaires d’un jour. G. Ekberg fait état également de l’efficacité des campagnes d’affiches sur la prostitution qui, au lieu de montrer des femmes en mini-jupe et décolleté, penchées à la fenêtre d’une voiture, dévoilaient, pour la première fois, l’homme dans la voiture, soit le client prostitueur. Ces affiches étaient gigantesques, on en trouvait partout, raconte-t-elle, dans les abris-bus, dans les tunnels de métro, sur les tramways, etc. Avec un message clair : "Payer pour le sexe est un crime", par exemple.
Il faudrait que la lutte pour une société sans prostitution crée un fort mouvement de mobilisation, comme le droit à l’avortement dans le passé. Cela nécessitera des prises de position, des engagements politiques et la remise en question radicale de l’impunité des clients. La première étape serait d’en faire un enjeu électoral, en interpellant les groupes et les partis politiques pour savoir quelle est leur position sur le système prostitutionnel et de faire en sorte qu’ils se prononcent clairement pour un monde sans prostitution et définissent un plan d’action pour y arriver.
Note
1. Stéphanie Pryen, Stigmate et métier. Une approche sociologique de la prostitution de rue, Rennes, Presses universitaire de Rennes, 1999.
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Mis en ligne sur Sisyphe, le 22 mai 2006.