La Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), profitant du passage de la cinéaste Coline Serreau et de la journaliste Claudine Legardinier à Ottawa pour un colloque d’une semaine consacré à la prostitution (1), a organisé à Montréal, le 27 janvier, un après-midi de réflexion sur l’enfermement dans la prostitution. La projection du film Chaos (2001), en présence de sa réalisatrice, Coline Serreau, a été suivie d’une conférence de Claudine Legardinier, auteure avec Saïd Bouamama du livre Les clients de la prostitution - l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006), d’une intervention de Maria Mourani, criminologue, députée du Bloc québécois, et auteure de La face cachée des gangs de rue, ainsi que d’échanges avec l’auditoire. Michèle Roy, militante du Regroupement des CALACS et de la CLES, a appelé à la vigilance face à la suite qui sera donnée au rapport du sous-comité sur le racolage ; à celui de Condition féminine Canada concernant la traite à des fins de prostitution ; au procès Pickton dont certains lobbies profitent pour justifier la décriminalisation complète de la prostitution, y compris celle des prostitueurs et des proxénètes. Voici un compte-rendu de cette rencontre.
Un soir, en conduisant en ville, un couple bourgeois est témoin d’une scène violente : Malika, une femme prostituée, est poursuivie par ses proxénètes. La jeune fille appelle à l’aide, tente de se réfugier dans la voiture du couple, mais l’homme verrouille les portières du véhicule. Malika est alors tabassée et laissée pour morte sur le trottoir. Le conducteur s’empresse de nettoyer sa voiture pour faire disparaître les traces de sang, tandis que sa femme, Hélène, cherche à savoir ce qu’est devenue cette jeune fille. Elle la retrouve dans le service de réanimation d’un hôpital parisien et la soutient au cours de son rétablissement. Or, les proxénètes qui ont agressé Malika n’entendent pas la laisser tranquille.
Tel est le sujet de ce film aussi bouleversant par la violence et les rapports de domination qu’il met à nu que réconfortant par son affirmation de la force triomphante de l’amitié et de la solidarité entre femmes, ainsi que par son inoubliable dernier plan accompagné des Variations Goldberg. Une œuvre forte, dramatique et comique, dénonciatrice et tendre, admirablement scénarisée dans ses moindres détails par Coline Serreau elle-même (2).
Vivre sans prostitution n’est pas une utopie
Ce film, poignant et lucide, constitue un extraordinaire instrument de conscientisation qui met à nu les causes et les conséquences de la prostitution. Tout se répond dans ce film, notamment le père maghrébin qui veut contraindre sa fille au mariage avec un vieil homme et le proxénète qui la récupère lorsqu’elle se retrouve sans ressources dans la rue, le machisme du père et du fils français avec celui du père et des fils maghrébins. La cinéaste conjugue donc deux réalités toujours très controversées : les traditions familiales musulmanes et la prostitution, en osant dénoncer les organisations humanitaires qui combattent le racisme et oublient le sexisme. "Pour eux, quand un homme est opprimé c’est un crime, quand c’est une femme c’est la tradition. Continuer à se taire sur ce problème, c’est faire injure aux forces progressistes de la population maghrébine, et être objectivement complice de la perpétuation de l’esclavage". La réalisatrice est convaincue que "le débat démocratique, entre égaux, permet, et même oblige, à dire ce qu’on a à dire. Ne pas aborder certains problèmes, ne pas faire part de ses désaccords au motif qu’on doit tolérer la liberté des autres revient à les mépriser, non à les respecter" (3). Pour la cinéaste, "nous vivons dans un système qui produit en chaîne des prostituées". Les mariages forcés, la pauvreté et les inégalités persistantes entre les hommes et les femmes ne cessent d’alimenter la prostitution.
Lors des échanges qui ont suivi la projection du film, Coline Serreau parle de la Coupe mondiale de football en 2006 pour laquelle il y a eu des rabatteurs dans tous les pays afin d’amener en Allemagne des dizaines de milliers de femmes prostituables. "Il faut formater les femmes dans des camps, des centaines de camps. Une entreprise industrielle. Ça prend 3 semaines pour formater une femme. On l’enferme, on la viole, on la drogue, on la frappe".
Pour cette cinéaste engagée, les causes sont claires. La prostitution naît de la violence et de la barbarie, du marché néo-libéral et du patriarcat. Les profits sont énormes, ce qui rend difficile de mettre fin à un marché aussi lucratif. Elle dénonce les "collabos" qui prétendent qu’elles aiment être prostituées, qu’elles le sont par choix. Pour elle, il n’y a pas de choix. Entre mourir de faim et se prostituer, on ne peut que se prostituer.
Quand on lui parle du procès Pickton, elle déclare que les meurtres en série procèdent de la même logique que la violence conjugale. En France, tous les deux jours, la violence conjugale tue une femme. C’est la même démarche et la même impunité que pour les tueurs de femmes prostituées : "Ton corps m’appartient, tu es ma femme" ou "tu n’es pas un être humain, mais une prostituée".
"C’est comme si les hommes au pouvoir laissaient exister un vivier d’esclaves pour le confort sexuel de leurs compatriotes". Et sans doute pour leur propre confort ... Rien d’étonnant à ce que ce film déplaise tant aux machos, aux intégristes et aux proxénètes ! La seule solution, selon la cinéaste, est de lutter pour une législation à la suédoise en criminalisant les clients prostitueurs et les proxénètes. Pour Coline Serreau, un monde sans prostitution n’est pas une utopie. Dans le passé, on a qualifié d’utopie le droit de vote pour les femmes et l’abolition de l’esclavage, pourtant, c’est devenu une réalité (4).
Libérer la parole des femmes prostituées
La conférence donnée par Claudine Legardinier, journaliste et auteure, spécialiste des droits des femmes et de l’égalité des sexes, a permis d’approfondir les différentes questions soulevées par le film. Alors qu’on cherche à présenter la prostitution comme un style de vie moderne et libéré, la conférencière y voit une institution rétrograde et traditionnelle qui veut remettre les femmes "à leur place". Face à un système global d’exploitation tel que la prostitution, toute remise en question se doit d’être globale. Pour elle, il est grand temps d’interroger les causes structurelles du recours à la prostitution, de soulever la question d’une socialisation toujours très différenciée selon qu’elle modèle les garçons ou les filles. Fait incontournable, la prostitution souligne le caractère profondément inégalitaire des rapports hommes-femmes.
Legardinier s’étonne qu’on ferme les yeux sur cette forme extrême de violence envers les femmes que, dans d’autres domaines, on se targue de condamner. Dans cette société, les hommes continuent à avoir droit à la totale irresponsabilité face à la violence envers les femmes prostituées. Tout se passe en cachette, derrière des murs et personne ne veut rien voir, rien savoir sur ce que vivent celles qui y sont enfermées.
Ceux et celles qui défendent une vision de la prostitution comme simple "service social" tentent de séparer la traite des femmes et la prostitution enfantine de la prostitution, alors que la réalité démontre qu’il n’y aurait pas de prostitution locale sans traite pour l’alimenter et inversement, que la réponse à la demande accrue de corps de plus en plus jeunes fait partie intégrante du système prostitutionnel. La prostitution, déclare la journaliste, est un terreau de racisme et de poncifs colonialistes comme l’illustrent, parmi tant d’autres, les fantasmes masculins sur la puissance des Africaines ou la soumission des Asiatiques.
La journaliste souligne que la relation prostitutionnelle est fondamentalement basée sur la simulation. Les femmes prostituées doivent avoir l’air fortes même si elles ont envie de pleurer ou de vomir. Les prostitueurs aiment les décrire comme des bêtes de sexe qui aiment ça et elles sont forcées de jouer le jeu, même si elles ne ressentent à leur égard que haine et dégoût, et tentent de les toucher le moins possible. Elles passent une heure sous la douche à tenter de faire disparaître les traces et les odeurs. Même des années après avoir quitté ce milieu, l’une d’entre elles utilisait du détergent pour se laver.
Toutes s’entendent pour dire que c’est le premier client qui compte, poursuit Claudine Legardinier. Le premier viol tarifé ouvre la voie à tous les autres. Au début, elles se disent qu’elles vont arrêter dès qu’elles auront pu accumuler un peu d’argent, mais avec le recours à la drogue et à l’alcool pour pouvoir continuer, il devient presque impossible de s’en sortir. Alors qu’elles disent que beaucoup d’argent leur passe entre les mains, la plupart sont endettées.
Toutes parlent de la nécessité de se dédoubler, de se dissocier afin d’être capables de continuer à subir la violence et le mépris à répétition. Elles changent de nom afin d’avoir l’illusion que c’est leur pseudo et non elles qui sont agressées et humiliées. Elles parlent des insultes et des injures qu’elles doivent supporter. "Moi, je ne me sens pas une prostituée, dit l’une d’elles, mais eux ils se chargent de te le rappeler et c’est même ce droit de te traiter de pute qu’ils achètent" (5).
On parle rarement de l’argent considérable des proxénètes, mais les femmes prostituées sont frappées d’indignité et repoussées dans le silence de la honte. Legardinier a reçu de nombreux témoignages en ce sens : "Si je parle, on va me ficher comme ancienne prostituée, les gens ne me considèreront plus comme un être humain. J’ai la tête qui explose tant je voudrais parler et dénoncer ce que j’ai vécu." Une autre ajoute : "Si jamais on disait à mon fils que je suis prostituée, je le nierais de toutes mes forces." À ce sujet, un récent article (6) du quotidien Le Monde parle d’un rapport du Ministère de la famille en Allemagne, selon lequel seulement 1% des femmes prostituées dans ce pays se sont inscrites dans le marché légal, montrant que 99% n’en veulent pas. On est bien loin de la fierté d’être prostituée et du sentiment de pouvoir que certaines disent éprouver.
La prostitution est une expérience dévastatrice tant sur le plan physique que psychique. La priorité aujourd’hui est donc d’aider la parole des femmes prostituées et des survivantes à émerger. La conférencière constate que, ces récentes années, elles mettent moins de temps à réagir et à porter plainte, parce que des féministes les ont aidées à exprimer, analyser, décrypter les mécanismes de la violence. Il faut prendre conscience que si la prostitution est légalisée, c’en sera fini du long combat pour l’égalité, la dignité, l’autonomie, l’accès au travail créateur, la reconnaissance des compétences des femmes et l’équité dans les domaines social, économique, politique. Les femmes seront à nouveau enfermées dans ce fameux service sexuel aux hommes, les forçant à payer de leur sexe le droit de vivre en société.
Pour Claudine Legardinier, la loi suédoise sur la prostitution n’a rien à voir avec la pudibonderie. Résultat d’un débat engagé dans le pays depuis une trentaine d’années et faisant partie d’un ensemble de lois réunies sous le nom de "Paix des femmes", elle repose sur une volonté politique affichée : avancer vers l’égalité hommes-femmes. L’originalité de la loi suédoise est de déplacer le projecteur de la femme prostituée, traditionnellement coupable, à l’homme prostitueur, forçant ce dernier à faire face aux conséquences sociales et humaines de ses gestes. Si le droit de disposer de leur corps a été arraché aux pères, aux maris, à l’Église, ce n’est certainement pas pour l’abandonner au néo-libéralisme et à la loi du marché. La prostitution consolide l’ordre ancien qui garantit aux hommes le pouvoir de déterminer le destin des femmes. Il faut se révolter, conclut cette féministe à la pensée lucide et stimulante qui, depuis son premier livre en 1996 (7), consacre sa vie à lutter pour un monde sans prostitution.
Défendre l’égalité des sexes et justifier la prostitution ?
Maria Mourani, la troisième conférencière de cette rencontre, affirme que le statu quo actuel est inacceptable et qu’il faut non seulement que le débat se fasse dans les instances de pouvoir, mais aussi dans l’espace citoyen, car c’est le peuple qui peut changer les choses. Selon elle, les arguments justifiant la décriminalisation ne tiennent pas la route. Non seulement n’arrache-t-elle pas le lucratif marché de la prostitution des mains du crime organisé, mais elle lui permet de se développer.
En Hollande, où la prostitution est légale, le marché illégal des mineures est passé de 5000 à 15000 pendant que le nombre d’étrangères victimes de la traite passait à 80%, dont 70% n’avaient pas de papiers d’identité. La prostitution, qu’elle soit légale ou illégale, comme la drogue et la vente des armes, est indissociablement liée au crime organisé et à la clandestinité. L’allégation selon laquelle la décriminalisation diminuerait la violence envers les femmes prostituées est tout aussi fausse parce que la prostitution est une violence en elle-même. C’est comme si on disait : il faut légaliser le meurtre, ça va diminuer la violence !
Toute solution a ses défauts mais, pour Maria Mourani, il faut aller en Suède, examiner sa loi et l’adapter à notre réalité au Canada, à notre dynamique propre. Ça prend du temps, de l’éducation, de la sensibilisation. En criminalisant la clientèle, on diminue la demande et l’offre. Il faut sensibiliser les clients qui sont partout, même parmi les politiciens, et démentir le type d’arguments qui prétend que les femmes prostituées sont heureuses, qu’elles ont beaucoup d’argent, qu’on va leur couper leur gagne-pain. La réalité est tout autre.
Nous passons actuellement deux messages contradictoires, souligne la criminologue : la prostitution est légale, mais la sollicitation, les maisons de débauche et le proxénétisme sont illégaux. Les bars de danseuses, les agences d’escortes, les salons de massage sont légaux. Les permis sont émis par les municipalités. D’un autre côté, on arrête les femmes prostituées. C’est un discours hypocrite et qui manque de courage. Nous devons dire clairement que la prostitution ne favorise pas les rapports d’égalité entre les hommes et les femmes, qu’elle est fondée sur la violence. Nous devons prendre les mesures pour protéger les femmes et les enfants qui ne sont pas à vendre.
Aujourd’hui, on utilise l’affaire Pickton pour parler de décriminaliser la prostitution au nom de la sécurité des femmes prostituées. Des journalistes emploient le terme de "travailleuses du sexe". Les lobbies pro-décriminalisation sont très forts et ont beaucoup d’argent. Ils obtiennent des subventions pour faire des forums, poursuit Maria Mourani, et vont dans les universités faire de la propagande pro-travail du sexe. Il ne faut plus se taire ni accepter qu’une minorité d’une minorité décide pour la majorité (8).
Il faut dire, maintenant, ce que nous voulons comme société. Si on parle de "travailleuses du sexe" au parlement canadien, c’est parce que des député-es en ont fait des chevaux de bataille et bénéficient d’une écoute attentive. Nous devons rééquilibrer les rapports de force sur cette question, de conclure Maria Mourani, et mettre en lumière qu’il y a une autre voie possible, celle de l’égalité entre les hommes et les femmes.
Notes
1. Colloque sur la prostitution, Université d’Ottawa, janvier 2007.
2. Cette cinéaste, qui ne craint pas de se dire féministe et abolitionniste, n’en est pas à ses premières armes avec Chaos. Son premier film, en 1975, s’intitulait Mais qu’est-ce qu’elle veulent donc ?, suivi notamment par Trois hommes et un couffin en 1985 et La belle verte en 1996, sorte d’Euguélionne sur l’environnement, où Serreau se met elle-même en scène dans un rôle d’extra-terrestre découvrant une planète saccagée par les excès de la société de consommation.
3. Entrevue avec Isabelle Alonso, 2 octobre 2001.
4. Entrevue avec Dominique Poirier, Radio-Canada, le 26 janvier 2007.
5. Claudine Legardinier et Saïd Bouamama, Personnes prostituées : ce qu’elles disent des clients.
6. Cécile Calla, "Allemagne : le renforcement des droits des prostituées n’a pas amélioré leur situation", Le Monde, 25 janvier 2007.
7. Claudine Legardinier, La prostitution, Toulouse, éditions Milan, Coll. "Les Essentiels", 1996.
8. Élaine Audet, Une victoire camouflée en défaite, 10 janvier 2007.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 5 février 2007.