"L’éducation laïque est la seule arme efficace contre les fondamentalismes."
Taslima Nasreen, réfugiée en France, appelle les forces de gauche, partout dans le monde, à réinvestir les combats laïque et féministe pour élever une digue face aux fondamentalismes.
Contrainte de quitter son pays, puis l’Inde où elle avait trouvé refuge, sous la pression des fondamentalistes, l’écrivaine bangladaise Taslima Nasreen, figure du combat contre l’intégrisme, participait, samedi dernier (le 4 avril), aux Rencontres laïques internationales, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).
Votre combat contre le fondamentalisme ne s’arrête pas à l’islamisme. Vous dénoncez également les intégrismes chrétien, juif, hindou. Quels sont leurs points communs ?
Taslima Nasreen. Je m’élève en effet contre les intégrismes de tous bords. En ce qui me concerne, j’ai souffert toute ma vie du fondamentalisme musulman. Je suis née, j’ai grandi dans un pays musulman. Lorsque je critique les fondamentalismes, mais aussi les religions en tant que telles, qu’il s’agisse de l’hindouisme, du christianisme, du judaïsme, du bouddhisme, parce qu’elles oppressent les femmes, personne ne me menace de mort.
Mais lorsque je parle de l’islam, alors les fondamentalistes musulmans profèrent des fatwas demandant mon exécution, ma pendaison. Ma tête est mise à prix. C’est ainsi que j’ai été expulsée de mon propre pays, le Bangladesh. Après avoir vécu dix ans en Europe, je suis partie en Inde, à Calcutta. Là encore, j’ai été visée par des fatwas. Mes livres ont été brûlés sur la place publique. Lors de la présentation de l’un de mes livres, j’ai été agressée par des fondamentalistes musulmans à Hyderabad. À Calcutta, ils sont descendus dans la rue pour exiger mon expulsion. En réponse, le gouvernement indien de gauche m’a placée en résidence surveillée à New Delhi, avant de m’expulser. À cause de ces intégristes, je suis aujourd’hui contrainte à un nouvel exil. C’est difficile à vivre. Je suis une écrivaine bangladaise. Je vis douloureusement cet éloignement de mon pays, où je pourrais encourager les femmes à poursuivre leur combat pour le droit à la liberté.
Pourquoi les fondamentalistes font-ils des droits des femmes leur cible privilégiée ?
Taslima Nasreen. Dans leur vision, le pouvoir des hommes se mesure à l’oppression exercée sur les femmes. La religion est la source du fondamentalisme. Or aucune religion ne prône l’égalité entre les hommes et les femmes. Toutes sont hostiles aux femmes. Ce sont bien les religions qui encouragent l’oppression des femmes, qui les empêchent de jouir des mêmes droits que les hommes. Elles pérennisent le système patriarcal, incompatible avec la liberté des femmes.
Quel jugement portez-vous sur les confrontations, ces dernières années, en France et en Europe, sur le port de signes religieux à l’école et dans la sphère publique ?
Taslima Nasreen. Je suis très favorable à la loi française qui interdit le port de signes religieux dans l’enceinte des écoles publiques. Il est essentiel, pour une société laïque, de préserver l’école comme espace de liberté de conscience où les signes religieux n’ont pas leur place. Quant au voile, sur lequel se sont focalisés ces débats, il est pour moi un symbole d’oppression. Les femmes devraient refuser le port du voile. Si toutefois elles acceptent de le porter, ce devrait être une affaire privée. Toute société laïque devrait préserver l’école et plus largement la sphère publique de tous les signes religieux.
Les tentatives de reprise en main des sphères publique et politique par le religieux, en Europe, vous surprennent-elles ?
Taslima Nasreen. Cela prouve que cette question ne se pose pas uniquement dans les pays musulmans. Les fondamentalistes progressent aussi en Europe. Pas seulement les intégristes musulmans, mais aussi les intégristes chrétiens. Aux États-Unis, ceux-ci n’hésitent pas à agresser, à menacer de mort les médecins pratiquant l’IVG. Dans la première puissance mondiale, les chrétiens évangéliques se sont infiltrés jusque dans les sphères du pouvoir. En Angleterre, les fondamentalistes musulmans revendiquent la possibilité d’appliquer la charia (la loi islamique – NDLR) aux citoyens de confession musulmane. Des évêques anglicans et des hommes politiques ont indiqué qu’ils n’y étaient pas opposés. Si nous ne mettons pas un frein à cette expansion des fondamentalistes, si nous les laissons agir sans contrôle, si la gauche et les progressistes n’apportent pas leur soutien au combat laïque et humaniste contre toutes les formes d’intégrisme, alors de grands reculs de civilisation deviendront possibles.
Jugez-vous les forces de gauche trop complaisantes vis-à-vis des fondamentalistes ?
Taslima Nasreen. Les citoyens de confession musulmane sont minoritaires en Europe. Dès lors, certains, à gauche, s’interdisent toute critique de la religion musulmane et font même preuve de complaisance envers les dérives fondamentalistes, croyant assurer ainsi la défense de minorités victimes de discriminations. C’est à mon avis une très lourde erreur. Sans la gauche, comment serait-il possible de mener le combat laïque, le combat pour les droits des femmes ?
Laisser la droite se saisir de ces questions et nous soutenir serait mortifère. La droite déteste l’islam et les musulmans. Elle tente d’instrumentaliser les laïques pour conforter ses visées racistes. Mais nos convictions sont de gauche. Nous voulons une transformation progressiste des sociétés. Nous ne pouvons donc pas laisser la droite dévoyer notre combat laïque.
Pensez-vous que la prétendue « guerre contre le terrorisme » conduite ces dernières années par les États-Unis a renforcé les fondamentalistes musulmans en leur offrant des arguments ?
Taslima Nasreen. Les fondamentalistes ne sont jamais à court d’arguments. Lorsque l’URSS existait, leur croisade était dirigée contre les communistes, accusés d’être les ennemis de la religion. Après la chute de l’URSS, ils se sont retournés contre les États-Unis, accusés d’être les ennemis de l’islam.
Les fondamentalistes, quelle que soit leur cible, ne méritent aucune sympathie. Ils doivent être combattus sans relâche, sans considération des raisons qu’ils invoquent pour justifier leur idéologie destructrice. Au fond, les ennemis qu’ils désignent importent peu. Les justifications de leurs visées et de leurs actes, ils les puisent dans la religion elle-même. C’est la religion qui inspire leur intransigeance, c’est au nom de celle-ci qu’ils menacent et tuent ceux qui ne partagent pas leur vision du monde. Ce n’est pas la guerre menée par les États-Unis qui pousse les intégristes à opprimer les femmes. Cette oppression existait déjà auparavant. C’est donc bien la religion qui est en cause comme source du fondamentalisme.
La guerre américaine relève d’un autre débat. On peut la contester, s’y opposer. Mais l’activisme des fondamentalistes serait une réalité même sans les guerres d’Irak et d’Afghanistan. Ils n’ont pas attendu ces guerres pour combattre les droits des femmes, les frapper, les torturer, les flageller, les lapider à mort au nom de l’islam. Dans les pays musulmans, les femmes souffrent depuis très longtemps.
Croyez-vous qu’une négociation avec les talibans puisse rendre la paix possible en Afghanistan ?
Taslima Nasreen. Si c’est possible, pourquoi ne pas essayer ? Mais aucune solution durable n’émergera sans un changement radical du système qui fabrique les talibans. Il faut fermer ces madrasa, qui sont des usines à fondamentalistes, et promouvoir une éducation laïque, scientifique. C’est primordial. Que l’on négocie avec les talibans ou qu’on les traque revient au même, si ce système reste en place. Il faut saisir le problème à la racine. En réalité, je ne rejette pas la responsabilité du chaos afghan sur les talibans. Lorsque vous envoyez des jeunes garçons dès l’âge de deux ans dans des madrasa (écoles coraniques – NDLR) où ils apprennent le maniement des armes, avec pour seul horizon éducatif la récitation du Coran, les prêches exhortant à l’instauration d’un État islamique ou au meurtre des femmes et des non-musulmans, il n’est pas étonnant qu’ils deviennent des extrémistes. Ces enfants n’ont aucune autre fenêtre sur le monde. Ils n’ont aucune possibilité de bénéficier d’une instruction publique et laïque. Ce n’est donc pas à eux que j’en veux, mais aux promoteurs de ce système qui transforme des innocents en talibans.
Dans le monde musulman, les madrasa poussent comme des champignons, avec la complicité de gouvernements qui veulent s’assurer l’appui électoral des fondamentalistes. Il faut cesser d’abandonner l’éducation des enfants à des imams radicaux qui les endoctrinent. Les États doivent assumer leur mission, en créant des écoles où les enfants entendent parler d’égalité, de démocratie, de liberté d’expression. Si personne ne leur transmet ces valeurs, comment pourraient-ils un jour s’en réclamer ? L’éducation laïque est la seule arme efficace contre les fondamentalismes.
Entretien réalisé par Dominique Bari et Rosa Moussaoui, L’Humanité, le 9 avril 2009.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 13 avril 2009
Lire aussi : Geneviève Fraisse, « Les religions n’aiment pas les droits des femmes », L’Humanité, le 14 mars 2009.