La décision du gouvernement libéral du Québec de renoncer à défendre sa propre loi sur la neutralité religieuse n’a pas soulevé de vagues. Pourtant cette décision n’a rien de banal et cache des enjeux importants.
Il ne s’agit nullement ici de se porter à la défense de cette loi mal conçue et insuffisante. C’est sans surprise que l’article 10, exigeant de donner et de recevoir les services publics à visage découvert, a été contesté avec succès et suspendu par les tribunaux. Cela ne nous dispense pas d’analyser les enjeux et les arguments sous-jacents au jugement rendu par la Cour supérieure du Québec, le 28 juin 2018, d’autant plus qu’en l’absence de contestation celui-ci fera jurisprudence.
Selon la Commission canadienne des droits humains, l’article 10 contribue à la stigmatisation des femmes, particulièrement des femmes voilées, et établit une règle en violation des droits fondamentaux. Pour la Fédération des femmes du Québec, cette loi comporterait un fort sentiment d’islamophobie et de racisme, en plus de nier la neutralité de l’État. Il est ironique de voir une organisation féministe se portant à la défense du voile intégral, compte tenu de sa signification et du fait qu’il est dénoncé par de nombreuses féministes musulmanes.
Un préjudice irréparable
L’argument principal retenu par la cour est fondé sur l’idée que l’application de cet article causerait un préjudice irréparable aux femmes musulmanes ayant choisi de porter le voile intégral par conviction religieuse. En quoi consisterait un tel préjudice ? La cour a retenu l’allégation de la partie plaignante soutenant que ces femmes seraient confrontées aux choix quotidiens d’entreprendre des activités que tous les Québécois considèrent comme acquises, telles qu’obtenir des soins de santé, emprunter les transports en commun, aller à l’école et au travail, ou d’exprimer leur croyances religieuses sincères. L’article 10 obligerait donc ces femmes à abandonner leurs croyances religieuses à la porte de toutes les institutions publiques, ce qu’aucun autre membre de la société n’est tenu de faire.
Bien que la loi laisse la porte ouverte aux demandes d’accommodement (article 11), les plaignants ont argué, avec raison, que le processus requis pour une telle demande serait onéreux, humiliant et peu susceptible de mener à un tel accommodement. En effet, l’obligation de donner et de recevoir un service publique à visage découvert toucherait plus d’une centaine d’agences et d’organismes distincts, dont des garderies, des universités, des fournisseurs de services sociaux, des hôpitaux, des sociétés de transport en commun et d’autres. Cela impliquerait donc la soumission de demandes d’accommodement séparées pour chaque agence.
Question d’équilibre
La cour a également soupesé les inconvénients escomptés découlant de l’application de l’article 10, comparés au maintien du statu quo par la suspension de cet article. Deux éléments ont joué en faveur du statu quo.
Premièrement, le faible nombre de femmes visés par cette loi, estimé à quelques centaines tout au plus (autour de 200 selon les plaignants). Deuxièmement, l’absence de démonstration de l’intérêt public recherché par cette loi.
Ce jugement n’a pas statué sur le fond de la question concernant la constitutionnalité ou l’invalidité de cette loi, à savoir : 1) si l’exigence du visage découvert porterait ou non atteinte à la Charte canadienne (article 2 a) et à la Charte québécoise (article 3) concernant la liberté religieuse et la liberté de conscience ; et 2) si une telle restriction peut être justifiée dans une société libre et démocratique, sachant que la liberté religieuse n’est pas sans limites. Notons que la Cour supérieure sera appelée ultérieurement à se prononcer sur la constitutionnalité de cette loi.
Absence de contre-arguments
Il est clair que ce fiasco législatif est dû au manque de vision et de compréhension des enjeux sous-jacents au voile intégral. Le Parti libéral a fait fausse route avec l’adoption de cette loi puis en renonçant à la défendre. Il n’a pas cru bon de s’entourer de personnes ressources informées, capables d’identifier les enjeux sociaux et politiques à long terme liés aux diverses manifestations du wahhabisme. En témoigne la faible défense de cette loi par le procureur général du Québec.
Par exemple, celui-ci aurait pu arguer, avec témoignage d’experts musulmans à l’appui, que l’interdiction du port du voile intégral ne viole aucune liberté religieuse. En effet, nul verset coranique ne mentionne cette pratique et la majorité des autorités religieuses de l’islam la condamne. Il s’agit plutôt d’une coutume tribale ancienne que l’idéologie wahhabiste tente d’imposer aujourd’hui.
Il aurait pu arguer aussi que le « préjudice irréparable » supposément lié à l’obligation du visage découvert est purement hypothétique, considérant que dans tous les pays européens et musulmans ayant adopté une telle restriction, la plupart des femmes qui le portent ont simplement renoncé à cette pratique, sans pour autant renoncer à leur religion.
De plus, s’il est vrai que le nombre de femmes portant le voile intégral au Québec reste minime, son impact social n’est guère négligeable. L’aveuglement des personnes qui se portent à la défense du voile intégral, sous prétexte de liberté religieuse, les empêche de comprendre que l’insistance de le porter en Occident, en défiant les lois qui le restreignent, s’insère dans un mouvement politique plus large. Cette action relève moins de la revendication de libertés fondamentales que de la volonté de placer une norme religieuse au-dessus des lois civiles.
Si la Cour supérieure venait à juger inconstitutionnelle la loi sur la neutralité religieuse, en raison de l’exigence minimale du visage découvert, cela conforterait la volonté des groupes intégristes de continuer à promouvoir sans limites leurs valeurs patriarcales misogynes. Croyant défendre la liberté des femmes musulmanes, ce jugement ne ferait qu’alimenter l’hostilité à l’égard de l’ensemble des musulmans.
Tirer les leçons qui s’imposent
Il faudrait tirer les leçons de ce fiasco législatif coûteux pour éviter de répéter les mêmes erreurs à l’avenir, quel que soit le parti au pouvoir. Tel que souligné par les défenseurs de la laïcité, l’inscription du principe de laïcité dans la Charte québécoise des droits et liberté, est une question primordiale et urgente.
Comme on a pu le constater, le concept de neutralité religieuse de l’État ne suffit pas. D’ailleurs, les détracteurs de cette loi réfutent ce concept et soutiennent que toute intervention de l’État visant à limiter une pratique religieuse serait illégitime et en contradiction avec ce principe. Ceci implique que tout effort visant à restreindre une pratique traditionnelle jugée préjudiciable, mais promue au nom de la religion, serait condamnable.
L’adoption formelle du principe de laïcité constitue donc le socle permettant la protection des libertés fondamentales, malmenées par les intégrismes religieux. Cependant, la voie législative n’est pas la seule, ni peut-être la plus efficace. Il faudrait miser davantage sur l’éducation pour contrer l’idéologie wahhabiste de manière efficace, au lieu de laisser libre cours à cette idéologie liberticide, sous prétexte de liberté religieuse. La collaboration étroite avec des musulmans et des musulmanes qui défendent vraiment le principe de laïcité et non le rigorisme religieux est une condition incontournable pour réussir. C’est là une condition nécessaire pour assainir le climat social tendu et combattre réellement l’islamophobie et la discrimination à l’égard des musulmans.
* Version complète de l’article écourté paru dans Le Devoir du 16 août 2018