La décision de la Cour d’appel du Québec concernant la récitation de la prière au conseil municipal de Ville de Saguenay fait ressortir de plein fouet la nécessité pour l’État québécois de légiférer, afin de proclamer la laïcité de l’État et d’en définir les modalités. Cette décision démontre également l’ambiguïté juridique et la confusion qui entourent cette importante question. Alors que la plupart des municipalités du Québec ont renoncé à la récitation de la prière, voilà que Ville de Saguenay pourra, elle, continuer, avec la bénédiction de la Cour d’appel ! Comment en sommes-nous arrivés là ?
La Cour d’appel, au paragraphe 64 de sa décision, note qu’ « il n’existe pas au Québec une telle chose appelée charte de la laïcité », ce qui l’oblige à décider à la place de l’État.
Neutralité bienveillante vs. Neutralité réelle et apparente
En l’absence de balises législatives claires, la Cour d’appel opte pour la notion de « neutralité bienveillante », un concept qui n’est pas issu du droit, mais bien de la psychanalyse. Une neutralité bienveillante, pour qui ? Les religions ? Dans ce cas, qu’en est-il de la liberté de conscience, pourtant elle aussi reconnue constitutionnellement ?
En tout respect, on peut s’interroger sur la raison pour laquelle la Cour n’a pas opté pour une véritable neutralité, soit la notion de « neutralité réelle et apparente », qui a permis aux tribunaux de valider, dans divers arrêts, les restrictions à l’expression politique des fonctionnaires.
Dans l’affaire Fraser c. C.R.T.F.P., de 1985, la Cour suprême du Canada a reconnu « l’intérêt du public vis-à-vis de l’impartialité réelle et apparente de la fonction publique ». Cet arrêt fut de nouveau appliqué par la Cour suprême dans l’affaire Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, de 1996, basée sur la Charte canadienne. La liberté d’expression constitue un droit fondamental protégé par les Chartes des droits, au même titre que la liberté de religion. Pourquoi l’expression religieuse devrait-elle être jugée à l’aune d’un autre critère ?
En vertu de la neutralité réelle et apparente, il est manifeste que la récitation d’une prière par les membres d’un conseil municipal, aussi universelle soit-elle, ne peut passer le test de l’impartialité tangible attendue d’un corps public, qui se doit d’être la voix de tous les citoyens et de toutes les citoyennes.
Laïcité ouverte = neutralité chancelante
En réaction à la décision de la Cour d’appel, les défenseurs de la laïcité ouverte mettent l’emphase sur le règlement adoptant le libellé de la prière comme acte portant atteinte à la neutralité de l’État. Or, ce n’est pas le règlement municipal qui rend la prière attentatoire à la neutralité de l’État, mais bien sa récitation effective par le maire et les conseillers. L’État n’est pas une abstraction, et sa neutralité ne peut être réduite à un simulacre.
Pour les tenants de la laïcité ouverte, il faut distinguer l’État de ses agents, dont la neutralité s’évaluerait autrement. Par quelle contorsion intellectuelle peut-on distinguer l’État de ses fonctionnaires, eux qui en incarnent le visage public ? Pourquoi la Loi sur la fonction publique du Québec édicte-t-elle, à ses articles 10 et 11, une obligation de neutralité politique pour le fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions et un devoir de réserve dans la manifestation publique de ses opinions politiques ?
Dans l’arrêt Fraser précité, la Cour suprême a défini les obligations particulières d’un fonctionnaire : « Un emploi dans la fonction publique comporte deux dimensions, l’une se rapportant aux tâches de l’employé et à la manière dont il les accomplit, l’autre se rapportant à la manière dont le public perçoit l’emploi. » Ainsi, l’argument de la laïcité ouverte selon lequel le port de signes religieux ostentatoires par un fonctionnaire n’affecterait pas la qualité du service s’avère dépourvu de pertinence, car c’est la neutralité attendue du service public qui est entravée. Et à quoi sert cette neutralité réelle et apparente ? À maintenir la confiance du public dans ses institutions.
Les citoyen-nes qui choisissent d’appartenir à la fonction publique ont une obligation individuelle de réciprocité envers la neutralité de l’État, dont ils sont les représentants. En effet, peut-on concevoir qu’un tribunal où un juge, une greffière ou un huissier serait autorisé à porter des signes religieux demeurerait neutre ? Et que penser du rôle particulier des enseignant-es dans la formation de l’esprit citoyen des étudiant-es en conformité avec les valeurs sociétales publiques communes, dont la neutralité de l’État et l’égalité hommes-femmes ?
En outre, la laïcité ouverte engendre une surenchère des religions les unes envers les autres. Si l’on permet le port de signes religieux chez les fonctionnaires, quelle sera la prochaine étape : les diverses confessionnalités demanderont-elles ensuite des quotas par bureaux gouvernementaux, afin que le paysage visuel soit équitable ?
Quant au volet de la prière, la décision de la Cour d’appel va à l’encontre de l’héritage de la Révolution tranquille, qui a façonné le Québec moderne et qui fut marquée par la sécularisation effective de l’État. En quelques années, les institutions d’enseignement, les hôpitaux et autres établissements, jadis sous le contrôle des congrégations religieuses, sont intégrés à l’appareil étatique civil. Le ministère de l’Éducation est créé en 1964. Une transition qui s’accomplit rapidement mais sans heurt brutal. Ce processus s’est poursuivi avec la déconfessionnalisation des commissions scolaires, amorcée en 1998 et complétée en 2008. Et notre corpus de droit privé, au premier chef le Code civil du Québec, est séculier. Cependant, ceci ne s’est pas traduit par une reconnaissance effective du principe de laïcité au plan législatif.
Le second volet de la décision de la Cour d’appel, qui confirme la place du patrimoine religieux historique dans l’espace public, est plus cohérent, et dénoue l’inutile dichotomie entre religions majoritaires et minoritaires. Une laïcité véritable inclut la préservation du patrimoine religieux.
Une insécurité juridique et une confusion croissantes
L’absence d’un cadre législatif afin d’aménager la neutralité de l’État génère deux problèmes majeurs. Tout d’abord, un déficit démocratique de nature politique, car c’est par la voie des délibérations citoyennes et des institutions parlementaires qu’un compromis doit se dégager afin d’établir les modalités de la neutralité religieuse de l’État dans une société démocratique.
En second lieu, cette absence de balises législatives interprétatives engendre la confusion et l’insécurité au plan juridique, en provoquant le recours systématisé au concept d’accommodement raisonnable. Or, on recherche, par les demandes répétées d’accommodement, l’assouplissement d’une norme générale qui n’est pas énoncée, ce qui porte atteinte au principe de la primauté du droit, principe fondateur du Canada et de la Charte canadienne. Ce vacuum législatif est également source de tensions sociales, en raison de l’imprévisibilité que génère le cas par cas.
C’est ce déficit démocratique et cette insécurité juridique qui ont causé ce qu’on appelle la crise des accommodements qui, contrairement à ce qu’ont affirmé les commissaires Gérard Bouchard et Charles Taylor, n’a pas été générée par les médias, mais bien par l’impact, sur la structure sociale du Québec, de certaines décisions de la Cour suprême du Canada et par l’incertitude juridique sans cesse croissante dans ce domaine.
Parmi ces décisions, citons l’arrêt Syndicat Northcrest c. Amselem de 2004, concernant l’installation de souccahs sur les balcons au Sanctuaire du Mont-Royal, où un contrat validement conclu, par des parties majeures et dotées de discernement, fut mis de côté par la Cour suprême du Canada, car jugé contraire aux convictions religieuses des plaignants.
Dans le même esprit, la décision de la Cour suprême de décembre 2012 dans l’affaire R. c. N.S., où la Cour a permis, dans certaines circonstances, le port du niqab par une partie ou un témoin dans une instance criminelle, à titre d’accommodement religieux. Une décision qui secoue le respect de l’équité procédurale et le droit fondamental d’un accusé à une défense pleine et entière, tout autant que la nécessaire transparence de l’audience. S’ajoute à cette nomenclature la récente décision de la Cour d’appel du Québec concernant la prière à Saguenay.
Un mutisme législatif incompatible avec un État de droit
Le 8 février 2007, dans son importante déclaration annonçant la formation de la Commission Bouchard-Taylor, le Premier ministre du Québec d’alors, M. Jean Charest, déclarait ce qui suit :
« Le Québec est une nation. Notamment par son histoire, sa langue, sa culture et ses institutions. La nation du Québec a des valeurs, des valeurs solides dont, entre autres, l’égalité entre les femmes et les hommes, la primauté du français, la séparation entre l’État et la religion. Ces valeurs, elles sont fondamentales. Elles sont à prendre avec le Québec. Elles ne peuvent faire l’objet d’aucun accommodement. Elles ne peuvent être subordonnées à aucun autre principe. »
Malheureusement, rien dans le rapport Bouchard-Taylor ne fait écho à cet énoncé chargé de sens.
Une déclaration aussi solennelle aurait dû amener une consécration constitutionnelle ou législative de ces valeurs fondamentales, dont le principe de laïcité. Protéger la laïcité transcende les barrières politiques. Il est plus que temps d’agir, car ne pas légiférer, c’est opter de facto pour la laïcité ouverte qui, en niant les prémisses essentielles de la neutralité de l’État, nous dessine un avenir collectif fermé.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 1 août 2013