« C’est avec beaucoup de fougue que de nombreuses femmes de toutes les classes sociales et de toutes les régions se sont présentées devant la Commission Bouchard-Taylor pour enjoindre le gouvernement de protéger leurs droits acquis de haute lutte. Tels de véritables dompteurs, les commissaires n’ont pas hésité à user de leur fouet dès que l’occasion s’en présentait. (...) De toute évidence, les commissaires avaient déjà une opinion bien arrêtée sur les revendications des Québécoises. Aux yeux de ces messieurs, la cause féministe est gagnée, l’égalité est atteinte et ce n’est pas le port du foulard islamique qui va y changer quoi que ce soit. »
C’est par ces lignes sans équivoque que débute le plus percutant des chapitres, intitulé « Les dompteurs de lionnes », de l’essai Circus Quebecus - Sous le chapiteau de la commission Bouchard-Taylor (1). Les auteurs, les journalistes Jeff Heinrich, de The Gazette, et Valérie Dufour, du Journal de Montréal, ont suivi jour après jour toutes les auditions tenues par la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles créée par le gouvernement du Québec en mars 2007. Aux premières loges, ils étaient bien placés pour nous faire un compte rendu plus éclairant que les reportages quotidiens.
Ce court essai, écrit très rapidement après les auditions de la Commission, devait paraître en même temps que le rapport des commissaires Bouchard et Taylor. Or, les circonstances font que l’analyse des deux journalistes sort quelques semaines avant le rapport commandé par le gouvernement. Ce délai donne aux citoyennes et citoyens intéressés par le débat, de même qu’aux politicien-nes, un outil pertinent bien que férocement ironique, pour leur lecture du rapport à venir.
Les deux journalistes comparent la consultation de la Commission Bouchard-Taylor à un cirque, d’où le titre de leur livre. S’ils soulignent les dérives réelles, ou ce qu’ils jugent telles, de cette consultation, ils n’en concluent pas moins que cet exercice démocratique a été au bout du compte un succès. Ils affirment que certains propos avaient un caractère raciste, sans toutefois conclure que l’ensemble des Québécoises et des Québécois sont racistes. Ils attribuent les dérapages notamment aux commissaires qui n’intervenaient pas toujours à bon escient ni ne cherchaient à ramener les intervenant-es au sujet de la consultation. Heinrich et Dufour ne manquent pas de souligner à gros traits l’attitude hostile, selon eux, de MM. Bouchard et Taylor à l’égard des médias, allant jusqu’à accuser les commissaires d’avoir entravé la liberté d’information en refusant des demandes d’entrevue qui auraient pu éclairer certains aspects de la démarche au fur et à mesure de son évolution.
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Évidemment, c’est le chapitre consacré aux « dompteurs de lionnes » qui m’intéresse davantage.
Les journalistes proposent ici une critique acerbe du traitement que les deux commissaires ont réservé aux féministes. Le moins qu’on puisse dire, c’est que celles-ci n’ont pas été ménagées et, peut-on penser, n’ont pas été entendues. Devant la hargne et l’acharnement des commissaires face à toutes les interventions réclamant qu’on protège les droits durement acquis des Québécoises, un journaliste a remarqué : « Chaque fois qu’ils [les commissaires] ont devant eux une femme qui tient un discours un peu féministe, ils la mordent. » (page 84). Heinrich et Dufour soulignent que les commissaires réclamaient à certaines féministes des données statistiques précises, qu’ils savaient pourtant inexistantes, et qu’ils adressaient à d’autres « des commentaires durs, voire désobligeants ».
L’insensibilité déjà notée avant les audiences - on se rappellera l’intervention remarquée de M. Bouchard à la soirée organisée par la FFQ à l’UQAM en avril 2007 (2) -, et son apparente ignorance des enjeux, pour les femmes, posés par une succession d’accommodements sexistes pour cause de liberté religieuse en avaient laissé plusieurs perplexes, sinon inquiètes. Les auteurs de Circus Quebecus souligne que les commissaires ne se sont réellement intéressés aux droits des femmes qu’en une seule occasion, c’est-à-dire quand ils ont demandé aux représentants de l’Assemblée des évêques quelle était la place des femmes dans l’Église. L’accès des femmes à la prêtrise n‘est sans doute pas « la priorité la plus criante des mouvements féministes, où que ce soit sur la planète », commentent-ils avec ironie.
Les commissaires avaient pourtant devant eux des femmes qui présentaient des positions articulées et fondées, écrivent-ils. Par exemple, cette enseignante au primaire, de Laval, que les commissaires ont quelque peu malmenée avec une mauvaise foi manifeste, en essayant de l’amener à se voir intolérante alors qu’elle ne l’était nullement (p.79). L’enseignante s’appuyait sur son expérience pour illustrer ses propos : « [...] par exemple, voir une de mes élèves pleurer de rage parce qu’elle ne pouvait pas se baigner dans la piscine du parc alors que son jeune frère y nageait joyeusement. Ce n’est pas qu’un voile. » (p. 78) Mais visiblement, Gérard Bouchard ne voulait pas entendre de tels propos. « Au lieu de prendre bonne note des arguments avancés par l’enseignante, rapportent les auteurs journalistes, le commisssaire a préféré contre-attaquer et mettre en doute ses intentions et sa crédibilité. » (p. 79).
À la lecture de Circus Quebecus, il est difficile d’espérer que le rapport de MM. Bouchard et Taylor, commandé à la suite d’incidents qui concernaient au premier chef les droits des femmes, aille dans le sens d’une reconnaissance de ces enjeux et d’une réflexion approfondie - et en dehors de la rectitude politique - sur le caractère discriminatoire de certaines règles religieuses. Au contraire. Les deux journalistes notent à quel point les opinions en faveur des positions les plus défavorables aux droits des femmes obtenaient « a free ride », pour reprendre leur expression, c’est-à-dire que les deux commissaires n’ont jamais questionné ces fameuses « obligations religieuses », mais les ont souvent admirées ! Cette attitude condescendante à l’égard des défenseurs et défenderesses d’accommodements réclamés au nom de motifs religieux était générale, les commissaires confondant parfois croyances individuelles et droit à la liberté de religion inscrite dans les Chartes des droits, comme l’a fait aussi la Cour suprême du Canada. (3) De son propre aveu, Gérard Bouchard est souvent monté au front pour défendre les croyances religieuses personnelles, ce qui lui a fait lancer à son collègue : « Charles, comment ça se fait que c’est moi, l’athée, le païen, qui défends toujours les croyants ici ? » (p. 76)
Sans compter les remarques à saveur machiste - des remarques de mononcle, diraient les ados - à l’endroit de plusieurs femmes. Des exemples ? Au cardinal Ouellet, Gérard Bouchard a lancé : « Je dois vous complimenter, vous avez bien choisi votre assistante ». Remarque à laquelle la principale intéressée a répliqué du tac au tac : « J’ose espérer que le cardinal m’a choisie pour mes compétences. » Ou encore, à une femme musulmane et voilée : « Je n’ai guère qu’un regret à ce que vous vous soyez convertie à l’islam, c’est que ça me prive du plaisir de vous embrasser ». La femme, gênée par cette remarque, a répondu : « Bien, merci de ne pas l’avoir fait. » (page 84) À Rouyn-Noranda, avant le forum des citoyens, le commissaire Bouchard a déclaré : « J’ai des parents ici à Rouyn. S’il y en a dans la salle, s’il vous plaît, vous signaler à la fin, surtout les cousines ! »
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Je ne sais pas quel cadre d’analyse les deux commissaires emploieront pour rédiger leur rapport. Mais je doute que l’analyse selon les sexes, - l’ADS, au cœur de la politique de condition féminine - ait une place quelconque dans leurs réflexions. Par ailleurs, plusieurs de leurs commentaires semblent laisser croire qu’ils jugent que, dès qu’une femme prononce les mots : C’EST MON CHOIX, elle pose un geste féministe. C’est vite oublier que si la possibilité pour une femme de faire un choix est une victoire du féminisme, tous les choix ne sont pas forcément féministes. Car, pour qu’un choix soit véritablement féministe, il faut qu’il aille dans le sens de l’émancipation des femmes. En quoi les règles religieuses ayant trait aux façons de s’habiller, ou limitant la sexualité des femmes ou interdisant les activités mixtes, sont-elles émancipatrices ?
Comment le gouvernement québécois recevra-t-il le rapport de cette commission ? La ministre de la Condition féminine sera-t-elle invitée plus particulièrement à examiner les éventuelles recommandations des commissaires dans une perspective qui, cette fois, respectera l’engagement de l’État vis-à-vis l’ADS, de même que les engagements du Québec face à la Convention internationale de l’ONU pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes ?
Il faut le souhaiter. Mais les féministes ne peuvent baisser la garde. Le projet de loi fédéral C-484 concernant la protection des fœtus vient de leur démontrer que les droits des femmes ne sont jamais acquis pour de bon. Beaucoup de gains chèrement obtenus sont actuellement remis en cause, notamment par la montée des fondamentalismes religieux. Dommage que bien des progressistes refusent de prendre fait et cause pour les droits des femmes d’ici.
Avec la collaboration de Micheline Carrier.
Notes
1. Circus Quebecus - Sous le chapiteau de la commission Bouchard-Taylor, par Jeff Heinrich et Valérie Dufour, Boréal, Québec, 2008, 198 pages.
2. Débat sur les droits des femmes et les pratiques religieuses : un bon début", par Diane Guilbault, avril 2007.
3. "La Cour suprême s’est trompée", par Hélène Buzzetti, Le Devoir, vendredi le 9 novembre 2007.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 21 avril 2008
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