La laïcité tout court. Voilà ce que demandent les Intellectuels pour la laïcité, un groupe fondé par le sociologue Guy Rocher et l’anthropologue Daniel Baril. Des centaines d’intellectuels et personnalités publiques s’y sont ralliés, dont Bernard Landry, Marie-France Bazzo, Jacques Beauchemin, Henri Brun, Jacques Godbout, Jean-Claude Hébert et Christiane Pelchat. Ils s’opposent à la laïcité ouverte du projet de loi 94. Discussion avec M. Rocher sur la place du hidjab, des soutanes et des mécréants dans la fonction publique.
Q - La chancelière allemande a affirmé récemment que le multiculturalisme est un échec. Observez-vous un désenchantement similaire chez nous ?
R - Oui. Même le Globe and Mail vient de remettre le concept en question. Le Canada anglais se demande de plus en plus si le multiculturalisme permet de bien intégrer les immigrants. Je pense que non. Ç’a favorisé la ghettoïsation. Et je ne suis pas seul à penser ainsi. En septembre, un sondage (d’Angus-Reid) montrait que 46% des Canadiens croient que l’immigration a un impact négatif. De toutes les provinces sondées, le Québec était celle qui percevait l’immigration le moins négativement (à 35%), contrairement à l’image souvent véhiculée. Mais je pense qu’une forte majorité des Québécois demande qu’on clarifie la place du religieux dans les institutions publiques.
Q - Selon vous, le projet de loi 94 est incomplet ? (Voir plus bas*)
R - Il mentionne l’égalité homme/femme, ce qui est un bon point de départ. Mais si on oblige les fonctionnaires à travailler le visage découvert, ce n’est pas pour protéger la laïcité. C’est pour des raisons de sécurité. C’est donc un projet de loi limité et très timide. Il est loin de régler la question.
Q - Le gouvernement propose une « laïcité ouverte ». Ce concept vous déplaît-il ?
R - Il est beaucoup trop d’ambigu. Par exemple, la laïcité ouverte du gouvernement ne doit « ni favoriser ni défavoriser » une religion. Cela ouvre la porte au cas par cas.
Q - Quel genre de laïcité proposez-vous alors ?
R - La laïcité, point ! Si on est obligé d’ajouter un adjectif, cela prouve qu’elle est incomplète ou affaiblie.
Q - Votre mémoire soutient que pour être effective, la laïcité doit être « réelle et apparente ». Qu’est-ce que cela signifie pour les employés de l’État ?
R - Ceux qui choisissent - car c’est un choix, j’insiste - de travailler pour l’État doivent déjà pratiquer un devoir de réserve quant à leurs convictions politiques. On veut maintenant leur demander la même chose avec leurs croyances religieuses. Cela implique de ne pas porter de signes religieux ostentatoires. Le niqab, mais aussi le hidjab, le crucifix et pourquoi pas la soutane (rires). Ces symboles ne sont pas anodins. Ils signifient qu’on adhère à des convictions et qu’on veut les afficher. En les enlevant, on s’engage symboliquement à ce que ces croyances n’interfèrent pas dans son travail dans l’administration publique. C’est ça, la laïcité.
Q - Mais en permettant à une femme qui porte le hidjab de travailler dans la fonction publique, ne favorise-t-on pas son intégration dans la société ?
R - C’est un argument fautif et dangereux, car on considère seulement les besoins d’une personne. Il faut sortir de cet individualisme pour voir l’aspect collectif, celui de l’institution. Si le nombre augmente, la neutralité de l’État s’effrite. Quand 10 enseignants d’une école porteront un signe religieux, on se demandera si cette école est encore neutre.
Q - Comment favoriser alors l’intégration ?
R - En affirmant la neutralité complète de l’État. Nous prévoyons recevoir 50 000 immigrants par année. À leur arrivée, ils devront clairement savoir ce qu’est le Québec, soit une société de langue française qui respecte l’égalité entre l’homme et la femme, où l’État est neutre. Arrêtons de penser que cela sera mal perçu. Plusieurs immigrants fuient une théocratie et veulent vivre dans un pays où l’État est neutre. Il faut clarifier les règles du jeu. Sinon, la population québécoise réagira de plus en plus négativement à l’immigration. Et ça, je le crains avec la laïcité ouverte.
Q - Vous notez que dans l’histoire, le droit a servi à chasser le religieux du politique. Et que de façon paradoxale, le religieux utilise aujourd’hui le droit pour s’immiscer à nouveau dans le politique...
R - Depuis 50 ans, nous avons déconfessionnalisé nos institutions publiques, comme l’école, le réseau de santé et les tribunaux. On a aussi développé une charte des droits et libertés au Québec puis au Canada. L’intention était de protéger les individus contre l’État. Mais maintenant, c’est en utilisant cette charte qu’on demande des accommodements religieux !
Q - Vous voulez enchâsser votre conception de la laïcité dans la Charte québécoise des droits et libertés. Se retrouverait-on alors avec deux chartes contradictoires, une canadienne et une québécoise ?
R - On ne sait pas comment les juges régleront leurs problèmes. Mais la Cour suprême devra faire attention si elle interprète deux chartes qui se contredisent. L’une a été adoptée par les élus québécois, l’autre leur a été imposée.
Q - La Cour suprême et vous concevez très différemment la religion. Selon vous, croire est un choix. Et ce choix vient avec des conséquences qu’il faut assumer. Alors que la Cour semble penser que la religion est intrinsèquement liée à notre identité, et donc difficilement négociable...
R - Oui, mais il faut dire que la Cour d’appel du Québec a mieux vu les choses que la Cour suprême. Elle partage davantage notre vision. Mais avec une charte québécoise amendée, ce serait encore plus simple.
* QU’EST-CE QUE LE PROJET DE LOI 94 ??
Le projet de loi 94 énonce que les employés de l’administration gouvernementale (incluant écoles et hôpitaux) doivent avoir le visage découvert. La même chose vaut pour les citoyens et citoyennes qui reçoivent des services. On interdit donc le voile intégral (burqa ou niqab). On peut toutefois porter le hidjab, la kippa et le crucifix. Le projet de loi balise aussi les accommodements. Ils sont permis, mais ils ne doivent pas menacer la sécurité ou nuire à la communication. Le projet rappelle aussi l’égalité homme-femme et la neutralité de l’État, qui « ne favorise ni ne défavorise » aucune religion. Les mots « laïc », et « laïcité » n’apparaissent pas dans le projet de loi.
Dans Cyberpresse, le 6 novembre 2010
Mis en ligne sur Sisyphe, le 8 novembre 2010