Depuis plusieurs semaines la polémique du burkini enflamme le pays à un point qui laisserait croire que c’est le dernier attentat en date. Témoins des remous que cette affaire provoque, nous constatons que les islamistes nous ont enfermé collectivement dans un dispositif pervers qui se déploie en quatre temps.
La première grande inversion dans ce débat est l’occultation de l’enjeu féministe.
Or la grande habileté des islamistes est d’évacuer du débat la dimension idéologique et la signification sexiste du burkini, le message dont il est porteur quant à l’impureté et la honte dont il accable le corps féminin, en réduisant cette affaire à une dimension antiraciste. Certes un racisme antimusulman peut s’exprimer dans certaines positions contre les voiles islamiques. Mais ce n’est pas un ordre de vérité incompatible avec l’enjeu irréductiblement féministe de l’affaire. L’un n’annule pas l’autre et c’est la grande difficulté ici qui exige qu’on envisage la totalité du phénomène de manière dialectique. C’est un même tour de force rhétorique qui est à l’œuvre dans la réduction du problème à l’enjeu des libertés publiques.
Et ce qui est stupéfiant, c’est que quand les pro burkini arrivent sur le terrain des femmes, c’est pour nous plonger dans un relativisme complet et aboutir à de surprenants renversements. "Comparaison n’est pas raison" et on assiste depuis le début de la polémique à un défilé de paralogisme et analogies douteuses, que ce soit avec le bikini, le monokini, les religieuses sur les plages ou les diktats de la mode : le burkini finalement ne serait qu’une contrainte patriarcale comme une autre et puisque les femmes sont de toutes façon aliénées, qui sommes-nous pour les empêcher de choisir leur servitude volontaire ?
Tout est mis sur le même plan dans une opération sophistique redoutable : du coup, on ne parle plus du burkini mais du bikini ou des combinaisons de surf. Le procédé ingénieux est de faire passer les interdictions municipales de quelques plages pour une mesure administrative nationale visant de sympathiques costumes de bain australiens portés par hommes comme femmes. Il n’en est rien, bien entendu, mais le tour de passe-passe consistant à oblitérer la dimension sexiste et idéologique de l’affaire relève de la prestidigitation.
Le deuxième niveau de ce dispositif est de nous enfermer dans des alternatives impossibles, des culs-de-sac juridiques et politiques.
Si nous sommes pour les interdictions et les verbalisations du burkini, nous perdons sur le plan des libertés publiques et de la laïcité comme neutralité de l’État, nous encourageons la chasse aux musulmanes. Les images de Nice sont insoutenables et il nous faut dire ici fermement que nous condamnons l’humiliation de cette femme. Nous sommes clairement opposées à ces interdictions ou verbalisations. Mais, et c’est là que le piège se referme : être contre ces interdictions, c’est perdre tout autant. Autoriser que les femmes soient ainsi marquées, c’est refaire la même erreur que pour tous les autres voiles. Sous prétexte de permettre à ces femmes (victimes ou radicalisées, le résultat est le même) de circuler, on s’est habitué au foulard, puis au hijab puis au niqab puis enfin à la burqa.
Le résultat c’est que désormais, dans certains endroits de France et du Maghreb, les femmes non voilées sont minoritaires. Elles sont harcelées, menacées puis acculées elles-mêmes à se voiler... C’est la raison pour laquelle Tunisiens comme les Marocains ont interdit le burkini sur certaines plages. Pour résumer : être pour les interdictions, c’est faire le jeu du FN et s’y opposer c’est laisser gagner les islamistes. "Pile tu perds, face tu perds". Aux échecs on appelle ça un coup de maître. En politique, c’est ce moment - c’est-à-dire quand il est trop tard - où l’on réalise que l’adversaire est sur notre terrain et qu’il faut battre en retraite.
Cet aspect du dispositif mis en place par les islamistes est d’une perversité redoutable, mais ce n’est pas fini. Il se déploie encore à un troisième niveau. La société française s’étant enferrée dans une alternative impossible, elle s’épuise dans cette polémique au lieu d’avancer. Depuis 2015 nous sommes en guerre, traumatisés, en deuil et terrorisés. Avec cette dernière "bombe" en date du burkini, les islamistes ont réussi à faire monter la tension encore d’un cran, notamment en excitant les tensions communautaires ainsi que la libération des paroles racistes et antisémites.
Au lieu de nous concentrer sur notre reconstruction, nous retournons la violence reçue contre nous-mêmes et surtout contre des femmes boucs-émissaires dans un climat d’hystérie qui frise la rhinocérose. C’est le but affiché de Daech que de provoquer en France une guerre civile, notamment en tablant sur la répression des français musulmans. Et le fait est que les photos de Nice vont alimenter pour longtemps la propagande jihadiste et que les islamistes ont indéniablement gagné la bataille de l’image : "Nice" ce n’est plus le camion mais une verbalisation.
L’autre coup de force aura aussi été d’avoir réussi à déclencher une amusante vague de French Bashing.
Les médias anglo-saxons s’en donnent à cœur joie contre nous comme ils aiment à le faire en caricaturant à outrance. Comme dans un film de Walt Disney, la France tient le rôle du méchant. Et cela alors qu’il n’y a encore aucune loi en France, et qu’au contraire ce sont des pays musulmans qui ont pris des mesures bien plus sévères que nous en matière de lutte contre l’islamisme. Par un énième renversement pervers, on se dit que finalement la France aura bien cherché les attentats dont elle a été victime. Le résultat c’est qu’après avoir divisé la société française, ainsi que les femmes et les féministes comme nous le verrons, ils ont réussi à diviser les alliés de la coalition. Et le tout avec très peu de moyens finalement, il aura juste suffi de prendre des femmes comme bouclier humain.
Et on arrive à l’ultime stade du piège qui se referme sur nous, ce sont encore et toujours les femmes qui sont sacrifiées et éternelles perdantes.
Le corps des femmes, comme dans tout conflit, est le terrain où les hommes mènent leurs guerres. Ce sont des femmes uniquement qui sont verbalisées ici, jamais ceux qui les ont enfermées dans ces prisons de tissu. Ainsi, on atteint la plus grande perversité, ne jamais nommer l’agresseur mais s’acharner sur les victimes. Les images de Nice sont terribles mais jamais on ne montrera les photos des voileurs.
Les hommes qui voilent "leurs" femmes sont loin, très loin de notre colère. Le dispositif pervers opère en ce qu’il permet d’occulter les causes pour ne voir que les conséquences. Et de fait, on fabrique de faux responsables sans jamais avoir à nommer le mal initial. Par un renversement proprement pervers, ce sont nous les coupables ; en particulier les femmes voilées ou les mauvaises féministes. Pas ceux qui emprisonnent les femmes, pas ceux qui nous ont déclaré la guerre en clamant que nos corps sont impurs, impudiques, ou bien en appelant à nous agresser si dévoilées.
En cela, le burkini épouse le féminicide en cours perpétré par Daech dont le cœur du projet est la destruction des femmes. Reste à savoir jusqu’à quand nous allons jouer et perdre à ce jeu. L’état du débat indique malheureusement que ce n’est pas pour demain.
Lise Bouvet, son blogue.
Lise Bouvet est politiste et philosophe. Elle est actuellement curatrice et traductrice pour le collectif Ressources Prostitution, réseau international d’intervenants sur le système prostitutionnel. Elle a aussi comme passions le jazz et la photographie. Voir son site.
Yaël Mellul, son blogue.
Yaël Mellul, après avoir été avocate et à l’initiative de la création du délit de violence conjugale à caractère psychologique (loi du 9 juillet 2010), est actuellement présidente de l’association "Femme&Libre". Son site.