La France ne manque pas de défauts, mais elle a le grand mérite d’aimer énoncer clairement ce qui ailleurs nage dans le flou, s’égare dans le relativisme, se noie dans la compromission. Refusant de voir dans le voile intégral un épiphénomène sans conséquence, elle a choisi de le considérer comme une incivilité faite à la société. Une belle leçon pour un Québec qui cherche toujours les contours de la laïcité.
En France, il est clair pour tous, et depuis des décennies, que les agents de l’État ne sont pas autorisés à porter des signes religieux. La laïcité à la française, comme on l’appelle, existe depuis 1905. Ici, on en est à découvrir qu’on pourrait peut-être oser exiger la laïcité du service public. Et en plus, on s’entre-déchire sur la question — au prix de débats passionnés, comme en a témoigné le colloque « Le Québec en quête de laïcité » qui se tenait vendredi dernier à l’UQAM, ou en sombrant dans les insultes et les accusations de racisme, comme on peut en lire à satiété dans la sphère virtuelle.
On a aussi entendu de telles insinuations en France à la faveur du débat sur le voile intégral, qu’il soit burqa ou niqab, qui a mené à un rapport unique en son genre. Mais la laïcité qui s’y est dessinée depuis 100 ans n’avait rien à voir au départ avec l’immigration musulmane, ce qui enlève déjà du poids à cet argument du rejet de l’Autre — qu’on n’a pas fini de nous servir ici !
Par contre, cette laïcité forte donne plus de latitude pour faire face aux défis que pose l’extrémisme islamiste dans les sociétés occidentales. Car défis il y a. Le rapport de la Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national français, rendu public mardi, est à cet égard éloquent.
Avant 2003, note-t-il, la burqa était invariablement associée aux Afghanes aux prises avec les sinistres talibans. Dans l’imaginaire collectif, il allait de soi que ce tissu était une prison.
En 2003 apparaissent les premiers articles de presse faisant état de femmes ainsi voilées en France et dans divers pays européens. D’inexistantes, elles sont devenues des dizaines, puis des centaines, puis un millier, puis 2000 en France aujourd’hui, très nombreuses ailleurs aussi. À Toronto, à Montréal, on peut en croiser. Osera-t-on dire que cette femme d’à côté qui s’affiche ainsi est en prison ? Malaise, que nos sociétés qui croient que tourner le dos à la provocation c’est la faire disparaître, n’osent pas aborder.
Mais la France, forte de ses valeurs, peut se le permettre. Elle a donc pu nommer le problème : le voile intégral, démontre le rapport, rejette les principes de liberté, d’égalité et de fraternité, elle est donc un refus de la République. Celle-ci est dès lors en droit, dans sa sphère d’action, de lui opposer pareil refus : pas de voile intégral quand on veut faire affaire aux services publics.
S’il y a eu débat en France, c’est sur l’étendue de cette interdiction (l’espace public comprend-il ou non la rue), pas sur le rejet même de la burqa. Celui-ci va de soi, dira-t-on. Et pourtant non, même sur ce refus, la France joue d’audace. « Les talibans applaudiront », titrait le New York Times en éditorial hier ; la burqa « me met un peu mal à l’aise, mais il y a d’autres pratiques parfaitement légales et acceptables qui mettent aussi les gens mal à l’aise », disait de son côté la députée libérale Marlene Jennings.
Voilà pourquoi la France est un heureux pays : on y comprend au moins l’essence de ce que l’on discute. Ici, on en est encore à confondre servitude et liberté, aliénation et libre choix, rejet de la société et protection de la vie en communauté.
– Le Devoir, le 28 janvier 2010, section Actualités internationales.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 10 février 2010