À l’occasion du dixième anniversaire de la Marche Mondiale des Femmes (MMF), les éditions du Remue-ménage viennent de publier Dix ans de solidarité planétaire : Perspectives sociologiques sur la marche mondiale des femmes, par Isabelle Giraud, enseignante aux études de genres à l’Université de Genève, et Pascale Dufour, professeure agrégée au département de Sciences politiques de l’Université de Montréal.
S’intéressant à la transnationalisation des mouvements sociaux et, depuis plusieurs années, au développement d’une solidarité planétaire des femmes autour de la MMF, les auteures analysent les actions et les débats idéologiques qui ont marqué ce mouvement, lancé par la Fédération des femmes du Québec en 1998. Dans sa préface, Bérengère Marques-Pereira, de l’Université Libre de Bruxelles, qualifie d’ "empathie distanciée" le regard que les chercheuses posent sur la Marche.
D’entrée de jeu, Giraud et Dufour constatent que "des convergences sont apparues, au-delà des différences culturelles, politiques, ethniques, etc., notamment sur des sujets difficiles comme les libertés reproductives et sexuelles. Mais il reste des problématiques incompatibles avec l’idéal féministe du consensus, comme la prostitution". La MMF a dû sans cesse consentir des compromis, dépendant de la culture et de la religion dominante des différents pays participants, surtout au sujet du droit à l’avortement, de l’abolition de la prostitution et de la traite, des pratiques religieuses discriminatoires envers les femmes, de la reconnaissance de l’homosexualité.
Les auteures rappellent que l’idée d’une marche mondiale provient de l’exemple donné en 1995 par la Marche des femmes contre la pauvreté (du pain et des roses) au Québec. Quelque 850 femmes avaient marché pendant dix jours pour neuf revendications à caractère économique. Un rassemblement de 15 000 personnes devant l’Assemblée nationale à Québec avait couronné la Marche, en présence de Jacques Parizeau et de quelques ministres, qui avaient accédé à la plupart de leurs demandes. À la suite de ce succès, la FFQ convoquait, en 1998, une réunion de diverses organisations pour concrétiser le projet d’une "marche mondiale des femmes contre la pauvreté et la violence faite aux femmes".
En 2000, la Marche peut compter sur la participation enthousiaste de 6 000 groupes de 161 pays différents. Après avoir marché dans tous ces pays et popularisé les objectifs du mouvement, plusieurs milliers de militantes de tous les continents manifestent, le 17 octobre, dans les rues de New York. Une délégation remet alors les signatures d’une pétition internationale à des représentants de l’ONU ainsi qu’un ensemble de propositions visant à supprimer les problèmes de pauvreté et de violence. Bien qu’une telle action soit spectaculaire en soi et qu’une femme afghane ait, à cette occasion, laisser tomber sa burqa devant les caméras de télévision, leurs demandes resteront sans suite.
Se faire voir et entendre
Cinq ans plus tard, en 2005, la Charte mondiale des femmes pour l’humanité jette les bases d’un projet féministe de liberté, d’égalité, de paix, de justice et de solidarité. Partie le 8 mars de Sao Paulo au Brésil, elle arrive le 17 octobre à Ouagadougou au Burkina Faso après avoir parcouru une trentaine de pays et obtenu l’appui de milliers de femmes qui collaborent à la fabrication d’une courtepointe magnifique, composée de 64 carrés brodés cousus ensemble, résultat d’un travail collectif symbolisant les femmes et leurs aspirations. Comme le remarquent les chercheuses, on cherche à faire appel aux sens plutôt qu’à l’intellect, à l’ici et au maintenant, à la joie de vivre (p. 78-80). "Par cette charte mondiale des femmes pour l’humanité et par les actions à venir, nous réaffirmons qu’un autre monde est possible, un monde rempli d’espoir, de vie, où il fait bon vivre et nous déclarons notre amour à ce monde, à sa diversité et à sa beauté", proclament fièrement les marcheuses.
Les auteures soulignent l’importance cruciale pour les militantes "de se faire voir et entendre" (p. 73-74), d’où la priorité donnée aux couleurs vives dans leur logo, les affiches, les banderoles, les T-shirts, ainsi que le choix des tambours et des chansons qui accompagnent les marches. On tente ainsi de surmonter l’obstacle de l’analphabétisme présent dans plusieurs des pays participants. Un mouvement qui se veut festif, positif, résolu à prendre d’assaut la forteresse patriarcale en mettant sur pied, pour la première fois, un immense réseau mondial de solidarité entre les femmes.
Des solutions palliatives ou transformatrices ?
Cette année, en 2010, la Marche centre ses revendications sur le bien commun et l’accès aux ressources, le travail des femmes, la violence qui leur est faite, la paix et la démilitarisation. La mobilisation se fait autour du mot d’ordre : "Tant que toutes les femmes ne seront pas libres, nous marcherons." Au chapitre de la violence, la MMF Québec met de l’avant deux revendications : 1. Pour le gouvernement du Québec, "la lutte contre l’hypersexualisation et la marchandisation du corps des femmes, en commençant par légiférer en matière de pratique publicitaire, et la mise en place de cours spécifiques d’éducation à la sexualité dans une perspective de rapports égalitaires, non sexiste et non hétérosexiste." 2. Pour le gouvernement du Canada, "le droit inaliénable des femmes de décider d’avoir ou non des enfants, ce qui implique le maintien et la consolidation des services d’avortement gratuits offerts par les réseaux publics et communautaires et le développement de nouveaux services publics dans les zones peu desservies."
Même si ces revendications dénoncent le contrôle du corps des femmes par l’hypersexualisation et la remise en question du droit à l’avortement, le discours n’est pas plus radical sur les causes systémiques de l’oppression commune des femmes à travers le temps, d’où qu’elles viennent, quelle que soit leur classe sociale et leur origine ethnique. Les questions touchant leur sexualité et leur corps continuent à représenter un facteur de division, mais chaque coordination nationale peut se dissocier d’une revendication mondiale (p. 115). Sauf la MMF France, la Marche met la sourdine sur les droits des lesbiennes et l’analyse de l’homophobie, le mot prostitution y semble encore tabou, ainsi que toute critique des pratiques discriminatoires, ségrégationnistes et violentes des religions envers les femmes (p. 155).
Giraud et Dufour voient dans le réformisme de la MMF l’influence du féminisme libéral onusien qui oriente l’analyse vers les symptômes et des solutions palliatives, "tandis qu’une analyse des rapports de pouvoir oriente[rait] plutôt le regard vers des solutions ’transformatrices’ de l’ordre social patriarcal (p. 56)". Elles remarquent que, dès 2006, Diane Matte, coordonnatrice du Secrétariat international, regrettait cet état de chose et estimait qu’il fallait s’attaquer aux violences envers les femmes qui constituent "l’outil ultime qu’utilise le patriarcat pour contrôler les femmes […] par une soumission aux institutions du mariage, de l’hétérosexualité, de la maternité et de la prostitution" (p. 53).
Tout en saluant les aspects extrêmement positifs de l’établissement d’un réseau international de solidarité entre les femmes, on peut se demander, avec les auteures, si tant de compromis sur des questions féministes fondamentales étaient nécessaires ou si elles ne formaient pas la base même de ce mouvement qui s’inscrit dans la mixité altermondialiste, ses priorités en majeure partie économiques et le relativisme postmoderne ambiant (p. 228-229).
La stratégie, fondée sur le plus large consensus possible, le rejet d’une politique identitaire liée au féminisme des années 70 et le relativisme multiculturel, pratiquée par la MMF, comme d’ailleurs par une grande partie du mouvement féministe québécois, peuvent mener à une véritable impasse, en rendant impossible, à force de compromis, l’abolition du contrôle du corps et de la sexualité des femmes par les hommes qui est le fondement même de leur oppression (p. 227).
Dans ce livre empathique sans être dénué d’esprit critique, écrit dans une langue accessible, bien structuré et documenté par de nombreux témoignages, analyses sociologiques et textes, Isabelle Giraud et Pascale Dufour nous permettent de suivre le parcours de la MMF, d’en reconnaître les réussites incontestables tout en se posant les questions pertinentes sur son efficacité à cibler les causes profondes de l’oppression des femmes et à y adapter sa stratégie.
Isabelle Giraud et Pascale Dufour, Dix ans de solidarité planétaire : Perspectives sociologiques sur la marche mondiale des femmes, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2010, 245 p.
Site de la MMF 2010
Mis en ligne sur Sisyphe, le 2 juin 2010
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