Il est temps de revenir à ce que le féminisme (1) a à nous dire. Il est temps de prendre en compte ce que les femmes ont à nous dire sur les dangers du monde moderne. Mais la prise en compte ne peut pas être faite en suivant les chemins qui nous sont devenus si familiers. Nous ne pouvons pas le faire uniquement en revendiquant les droits à l’égalité pour les femmes ou en argumentant sur leur légitimité à occuper des postes dans les tribunaux de grande instance et dans les corridors du pouvoir.
Ces revendications sont importantes mais elles tendent à se faire – bruyamment, comme il se doit - au détriment d’un autre type de compréhension, moins évident mais non moins vital, qui se trace un chemin dans les lieux les plus sombres du monde, déchirant la couverture sur les préalables qui font que les formes les plus mortifères de pouvoir se nourrissent et se congratulent les unes les autres. C’est cela que nous pourrions appeler le savoir des femmes. Dans ses meilleures formes, c’est ce qui permet aux femmes de lutter pour leur liberté sans avoir à être cooptées par de faux prétextes ou par l’exercice brutal du pouvoir pour lui-même.
Un nouveau langage féministe est nécessaire. Un langage qui permette aux femmes de proclamer leur place dans le monde mais qui creuse également sous la surface pour aller se confronter aux aspects souterrains de l’histoire et de l’âme humaine. Que tout ce qui est personnel est politique est, bien sûr, une analyse féministe rebattue. Aux commencements, elle a attiré l’attention à juste titre sur la façon dont la vie privée et familiale des femmes était noyée dans la réalité la plus sordide du pouvoir patriarcal. Mais si cette revendication s’est quelque peu estompée, c’est probablement parce qu’elle s’est éloignée d’un des paramètres des plus perturbants de leur propre conscience – à savoir que dès que s’ouvre la porte sur ce qui est personnel, intime, personne ne sait ce qu’on va trouver.
Je plaide pour un féminisme qui n’essaie pas de s’édulcorer.
Nous avons besoin d’un féminisme scandaleux, qui embrasse sans inhibition les aspects les plus pénibles, les plus avilissants du cœur humain, qui les place au centre de ce que le féminisme veut créer. Ce sera certainement un monde bien différent de celui auquel le féminisme aspire - sain, équilibré, raisonnable -, où les femmes se voient attribuer leur juste part. Non pas parce que ces aspirations ne sont pas légitimes ni parce que nous souhaitons un monde insensé, mais parce que les femmes ont déjà ce don de percevoir ce qui est fou dans le monde, et en particulier la cruauté et l’injustice sur lesquelles il tend à s’organiser.
Prenez au hasard un journal n’importe quel jour de la semaine. On peut y trouver des preuves de la cruauté et de la violence exercée sur les femmes à chaque page. Le mois dernier, Oscar Pistorius (2), le champion sud-africain paraolympique, un héros du sport national et international, a été acquitté du meurtre de son amie Reeva Steenkamp en février 2013, qu’il avait tirée à travers la porte de la salle de bain fermée à clef. (On l’a reconnu coupable d’une accusation moindre, c’est-à-dire d’homicide volontaire.)
Selon l’argumentation de la juge, on ne pouvait prouver qu’il avait l’intention de tuer Steenkamp, même si elle a aussi insisté sur le fait que n’importe qui tirant à quatre reprises pourrait, ou du moins devrait, savoir que cet acte entraînerait la mort. Pour ceux qui reconnaissent dans cet homicide les signes classiques de la violence domestique (3), ce jugement est un affront, sans parler de la demande faite par ses avocats de lui éviter la prison.
Pendant le procès, les militants et militantes du Royaume-Uni ont soutenu que les restrictions dans l’aide juridique et les coupes dans le budget mettent de plus en plus en danger les victimes d’une telle violence : « Des femmes vont mourir, ont-ils prévenu. Ce n’est pas dramatiser que de le dire » (4). Quelques jours plus tard, on a décrit devant la Cour Carol Howard (5), une des rares femmes officiers sapeurs-pompiers des forces de police, comme faisant l’objet d’une campagne de diffamation vicieuse après qu’elle ait porté plainte pour discrimination raciale et sexuelle (accumulant abus sur abus). Et pendant l’été, on a appris que 1400 jeunes filles à Rotherham avaient été la cible de prédation et d’exploitation sexuelles.
Selon l’actrice Samantha Morton qui, en commentant les événements de Rotherham a parlé pour la première fois de la façon dont on avait abusé d’elle, enfant, dans un foyer d’accueil (6), il s’agit probablement de la pointe de l’iceberg. Quelque chose d’infâme est en train d’être mis à jour. Nous savons maintenant que les comportements de Jimmy Savile et de Rolf Harris n’étaient qu’un aspect d’une culture du divertissement où de tels abus sont aussi endémiques qu’ils sont tolérés ou ignorés. Pendant ce temps, on apprend que le harcèlement sexuel (7) et les agressions sur les campus augmentent. Un officier de police a décrit la semaine d’accueil des nouveaux étudiants comme un « champ de la mort » pour la violence sexuelle.
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Nous évoquons le climat international de violente oppression qui semble empirer de jour en jour. Les 200 écolières (8) kidnappées par Boko Haram dans le nord du Nigéria, en avril cette année, sont toujours portées disparues. Selon ONU-Femmes, plus de la moitié des femmes au travail dans le monde n’ont pas de droits légaux, et autant n’ont aucune protection contre les violences domestiques, tandis que les agressions sexuelles sont devenues la principale caractéristique des conflits modernes.
Dans une lettre adressée au Guardian lors de la Journée internationale des femmes, l’an dernier (9), 50 personnalités, de l’avocate des Droits de l’Homme, Helena Kennedy (10), à Philippe Sands (11) en passant par la chanteuse et compositrice Annie Lennox (12), rappelaient que les femmes de 15 à 44 ans dans le monde « courent plus de danger d’être violées ou victimes de violences domestiques que de mourir de cancers, d’accidents de la route, de la guerre et de la malaria combinés ».
Selon des statistiques récentes (13), 9 fois plus de personnes sont tuées lors de querelles entre individus, y compris les violences domestiques, que lors des guerres ou des conflits mondiaux. (Le coût de la violence individuelle s’élève aux deux-tiers du coût total – qui est de 7,59 milliards de milliards d’euros - de toutes les formes de violence). Pour la première fois, le terme « violence coercitive » – maltraitance financière, psychologique, physique, sexuelle ou émotionnelle de leur partenaires hommes sur les femmes - entre dans le langage pénal.
Depuis 2008, la violence domestique, l’excision et le viol en tant qu’armes de guerre sont classés comme crimes de guerre et sont de plus en plus visibles du public.
La collégienne de dix-sept ans, Fahma Mohamed (14), a évoqué l’excision et réussi à se faire entendre du gouvernement de Grande-Bretagne et du Secrétaire général de l’ONU. Malala Yousfzai (15), sur qui les Talibans ont tiré alors qu’elle allait à l’école en Afghanistan, a montré au monde la violence à laquelle les femmes doivent faire face lorsqu’elles affirment le droit de tout humain à l’éducation (à être humain, pourrait-on dire).
”Une balle, un tir qu’on a entendu partout au monde”, a-t-elle dit lorsqu’elle a reçu le prix Nobel (16) de la Paix la semaine dernière. Cependant, comme l’a signalé Kamila Shamsie, il n’est toujours pas prudent pour elle de retourner au Pakistan. Ces actes immondes n’ont pas d’équivalent. Ensemble et séparément, ils nécessitent qu’on les reconnaisse clairement. Nous pouvons aussi espérer que les changements politiques qui ont été promis – une plus grande sensibilité de la police à l’égard de la violence domestique, une éducation sur l’excision dans toutes les écoles de Grande-Bretagne - lors du sommet international sur le viol en temps de guerre en Juin (17) seront appliqués et feront changer les choses (bien que cela demandera bien plus que toutes ces promesses). Dans tous les cas, cependant, on en parle, les femmes qui ont été cachées ou ignorées en parlent, et cela vaut en soi la peine d’être signalé. De jeunes femmes, comme Mohamed ou Yousafzai, ne se contentent pas de le faire entendre à un monde qui ne veut surtout pas écouter. Elles osent une forme de discours direct (18) et sans excuse contre la violence dont elles sont la cible.
Prendre en compte une telle violence est peut-être le plus grand défi du féminisme aujourd’hui (...).
Traduction par Elisabeth Guerrier de « We need a bold, scandalous feminism », par Jacqueline Rose, dans The Guardian, le 17 octobre 2014.
– Lire la suite de cet article sous le titre « Nous avons besoin d’un féminisme audacieux et scandaleux », sur le site de la traductrice (que nous remercions) : Among The Throng.