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lundi 11 novembre 2013 États généraux et FFQ - Un féminisme accusateur source de dissension
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J’ai été estomaquée de certains propos tenus dans le cahier spécial du Devoir sur les États généraux de l’action et de l’analyse féministes organisés par la Fédération des femmes du Québec et qui culmineront lors d’un forum en novembre (1). Des militantes de cet organisme, qui plaident en faveur d’une analyse intersectionnelle (2), s’en prennent indifféremment à d’autres féministes, plus spécifiquement aux tenantes du projet de charte des valeurs québécoises, au gouvernement et même aux dirigeants politiques qui ont déclenché la guerre en Afghanistan ! Racistes, xénophobes, impérialistes, colonialistes, les critiques fusent. Les auteures du cahier vont jusqu’à accuser des féministes, sans preuve à l’appui, d’imposer leur vision « occidentale, unilatérale, démodée et trop universelle » (3). Le Comité d’orientation des États généraux reproche notamment au féminisme (lequel ?) de poursuivre des objectifs nationalistes (4). Ce féminisme « instrumentalisé » de maintes façons exprimerait le « patriarcat dans une version féminine ». On se servirait « d’objectifs féministes pour dire à certaines de ne pas porter le voile », selon l’historienne Micheline Dumont ! (5) Comme si ces objectifs n’avaient rien à voir avec un symbole politico-religieux d’infériorité des femmes ! L’historienne dit appuyer le féminisme « différentiel » d’autres pays, d’autres cultures, notamment le féminisme islamique. Ce féminisme n’existe pas dans les pays musulmans et il a été inventé en Occident, selon Wassyla Tamzali, féministe algérienne et ancienne responsable des droits des femmes à l’UNESCO (6). Viser des féministes pour épargner les vrais oppresseurs Micheline Dumont veut faire une plus grande place aux femmes du Sud sans que la « vision des femmes blanches du Nord, issues d’un groupe socio-économique [favorisé] s’impose alors que des femmes acceptent de se transformer en objet ». Accuser des femmes d’ « accepter de se transformer en objet » (7) minimise la gravité de l’hypersexualisation et fait disparaître la responsabilité de ses initiateurs en la transférant sur les femmes elles-mêmes. On lit parfois ce discours sous des plumes islamistes qui pensent ainsi justifier le port de symboles religieux dans l’espace civique. Les femmes-objets et sexualisées sont-elles l’apanage d’une société occidentale ? Obliger les femmes à cacher une grande partie de leur corps au regard d’autrui, des hommes notamment, pour ne pas mettre en danger la « moralité » de ces derniers, n’est-ce pas imposer une autre version de femmes-objets sexualisées ? Ce qui frappe, dans ce cahier des États généraux-FFQ, c’est qu’on en revient toujours à accuser d’autres féministes, quel que soit le sujet abordé ou l’angle choisis, afin d’éviter de pointer les véritables responsables. On en trouve un autre exemple lorsqu’il est question des femmes autochtones. La FFQ y souligne, et c’est légitime, son association et une entente de « nation à nation » qu’elle a signée avec elles. Le propos est par contre entaché par la supposition que les féministes, excepté celles de la FFQ peut-être, ont abandonné et ignoré les femmes autochtones. Sans preuve à l’appui, on prétend même que certaines féministes auraient nié que les autochtones ont été victimes du colonialisme. Il me semble, pourtant, que les féministes ont toujours pris en compte la variété des oppressions. Elles sont d’ailleurs nombreuses à militer sur plusieurs fronts à la fois (contre le racisme, contre l’homophobie, contre la guerre et ses crimes, etc.) Toutefois, historiquement, elles ont toujours reconnu que l’oppression patriarcale millénaire, dont les religions sont parmi les instruments majeurs, est la racine commune de plusieurs formes d’oppression. « Qui suis-je pour déterminer quelle est la stratégie à avoir en tant que féministe ? », lance une auteure (8). On en vient à comprendre que les féministes interpellées et mises en cause, dans cet article comme dans l’ensemble du cahier, sont les féministes blanches, issues de l’Amérique du Nord, particulièrement les Québécoises de souche, laïques, hétérosexuelles, appartenant à la classe moyenne et étant relativement en bonne santé… Ces féministes seraient trop "privilégiées" et, donc, incapables de déterminer les priorités des luttes pour l’égalité. Une opinion gratuite, discriminatoire et à connotation raciste. On a longtemps déprécié les femmes s’associant aux féministes en les qualifiant de « bourgeoises » (9). Maintenant, il semble de bon ton de médire des féministes de classe moyenne, de leurs origines « trop pure laine », de leur ethnicité trop blanche, ainsi que de leur liberté de conscience qui annihilerait les droits religieux d’autrui ! Ce portrait des « adversaires » est purement imaginaire et déformé. Quand on refuse de pointer les véritables causes et responsables des problèmes – que le féminisme québécois a toujours identifiés comme étant le patriarcat et son corollaire, la domination masculine -, il faut bien trouver des boucs émissaires. Si l’origine, l’ethnie et le genre sont parfois mal venus dans les analyses de ces féministes « intersectionnelles », ils sont pourtant valorisés quand ils servent leur cause. On tente d’illustrer le concept de « l’intersection des oppressions » au moyen de cet exemple : lors des élections américaines, les Noir-es auraient été incité-es à voter pour Barak Obama et les femmes pour Hillary Clinton. « Mais pour qui voter lorsqu’on est une femme noire ? », demande la professeure Sirma Bilge (10). Cet exemple est discutable. Vote-t-on pour un président ou une première ministre d’abord, ou seulement, en fonction de son ethnie ou de son genre ? Encore plus étonnant de voir qu’une critique associe des féministes à un président américain et à ses alliés qui ont justifié la guerre en Afghanistan en prétendant sauver les femmes des Talibans (11). Je ne me souviens pas que des féministes aient milité en faveur de cette guerre et prétendu que cette dernière aiderait les femmes afghanes à se libérer. En revanche, des féministes ont dénoncé ET cette guerre ET le traitement infligé aux Afghanes que ce conflit a mieux fait connaître en Occident. Pour les analystes intersectorielles, ces militantes auraient fait la démonstration du féminisme « impérialiste occidental » (12). Il faudrait donc laisser les femmes de l’Algérie, de l’Iran, d’Égypte et de l’Afghanistan mener, seules, leurs luttes ! Quels étaient donc les objectifs de la Marche mondiale des femmes, initiée au Québec par la FFQ elle-même, sinon de créer une solidarité entre les femmes du monde entier afin de lutter ensemble contre les oppressions communes ? La démarche actuelle des États généraux et de la FFQ remet en question l’universalité des droits qui a toujours été au cœur du féminisme québécois, un féminisme non relativiste, et en outre, de tendance plus radicale (c’est-à-dire qui s’attaque à la racine des problèmes : le patriarcat, partout sur la planète). Les féministes québécoises en dehors de la FFQ - et elles sont majoritaires - ainsi que les partisanes du projet de charte des valeurs, ne sont pas les premières à dénoncer les discriminations envers des femmes des pays islamiques. Ces dernières le font elles-mêmes depuis longtemps, souvent en sollicitant l’aide des féministes occidentales. Je ne suis pas sûre que la FFQ, enveloppée dans sa bulle intersectionnelle, les ait bien entendues au cours des dernières années. Certaines de ces militantes, aujourd’hui exilées en Europe, ont déploré le relativisme culturel d’une partie des féministes occidentales et la rupture de la solidarité dans les luttes contre le patriarcat et les religions, ce qu’elles considèrent dévastateur pour les droits universels fondamentaux (13). Charte des valeurs, politique et partisanerie Comme il fallait s’y attendre, le projet de charte des valeurs fournit un prétexte pour discréditer le gouvernement qui le propose ainsi que les féministes hors de la FFQ qui l’appuient, et pour justifier la démarche relativiste. Pour qui se prennent les « femmes blanches, Québécoises de souche, appartenant à la classe moyenne » (14) qui soutiennent le projet de charte des valeurs au nom du féminisme ? Faudrait-il maintenant s’excuser d’être une femme native du Québec, blanche, de classe moyenne, favorable à la laïcité et à la neutralité religieuse de l’État, et qui, par surcroît, affirme voir dans toutes les religions un obstacle aux objectifs féministes ? Ce type de Québécoise n’aurait-il plus droit de parole ? Les critiques du féminisme qui s’expriment dans le cahier des « États généraux-FFQ » croient inopportun de soutenir le projet de charte des valeurs proposé par le gouvernement du Québec. Pourquoi ? Ce serait détourner l’attention de sujets cruciaux tels l’inégalité salariale, les inégalités économiques, la violence conjugale, la répartition des tâches domestiques, le droit de se loger, de se vêtir et de s’alimenter. Et surtout : l’égalité n’est même pas acquise ! Tant de naïveté, dans ce qui se veut un argument sérieux, fait sourire. Depuis quand s’empêche-t-on d’agir dans un domaine parce que « l’égalité n’est pas acquise » ? Les féministes savent pertinemment que la conquête de l’égalité est un long processus historique dont la laïcité fait d’ailleurs partie. En outre, n’ont-elles pas prouvé depuis toujours que les femmes peuvent lutter sur plusieurs fronts à la fois, seules ou avec d’autres ? Pourquoi parler de nationalisme dans ce cahier sur le féminisme ? Je m’interroge notamment sur le soupçon que l’on fait peser sur les féministes "nationalistes", en l’occurrence celles du Front de libération des femmes, qui auraient été trop intimement complices du Front de libération du Québec (15). Le dénigrement notoire semble malicieusement associer des féministes à la violence en dénonçant celle du FLQ ! On a là un aperçu de la méconnaissance de l’histoire du Québec et de l’évolution du féminisme dans le contexte de ces années de changements révolutionnaires. Une question me vient : lorsque la FFQ et ses alliées parlent de nation, de la signature d’une entente « de nation à nation » avec les femmes autochtones, à quelle nation font-elles référence ? La vraie cible de ce discours éminemment politique, dans un cahier sur les États généraux de l’action et de l’analyse féministes, ne serait-elle pas le gouvernement péquiste (on connaît les accointances de la FFQ avec un autre parti) ? Ce gouvernement qui ose parler de valeurs et de laïcité, qui veut baliser les demandes religieuses irraisonnables, souvent sexistes et de plus en plus nombreuses, et qui de surcroît veut interdire le port de signes religieux à ses employé-es afin d’assurer la neutralité de l’État. Ô crime, le premier gouvernement du Parti québécois aurait trahi le féminisme en ne respectant pas sa promesse d’instaurer l’égalité entre les hommes et les femmes. Cette amère « désillusion » ne s’exprimerait qu’à l’endroit des nationalistes péquistes qui auraient supposément « encouragé les femmes dans leur rôle de mère » ! (16) Et le parti libéral, qui a gouverné 24 ans depuis 1970, a-t-il réalisé cet objectif ? Combien de temps faut-il à un parti politique pour remplir la mission - ou sa promesse - d’égalité entre les femmes et les hommes, un projet qui concerne une société et même l’humanité entière ? Revoir le mode de décision ou l’intersectionnalité Le noir tableau du féminisme hors FFQ que présente ce cahier des États généraux appelle donc naturellement une réforme. Délice Mugabo, porte-parole du Comité d’orientation des États généraux de l’action et de l’analyse féministes, qui se définit « black feminist », propose donc de revoir le mode de décision actuel qui exclurait nombre de femmes discriminées, dont les autochtones (17). Le mouvement féministe occidental (sans doute la FFQ se voit-elle au-dessus de lui ou une exception) reproduirait les inégalités entre les femmes elles-mêmes en raison de son fonctionnement. Seule l’analyse sectorielle tiendrait compte « du sexe, du genre, mais aussi de l’origine, de la classe sociale et des capacités physiques » (18). Et si le courant dit sectoriel ou intersectionnel a mis du temps à s’imposer au Québec, c’est parce qu’il était considéré injustement comme une « forme de néocolonialisme anglo-saxon » (19). Heureusement, la FFQ et ses expertes sont là pour ouvrir les yeux des féministes ignares et combler le retard… On comprend pourquoi il semble y avoir unanimité au sein du féminisme version FFQ : on y a balayé la critique du patriarcat et l’analyse du néolibéralisme dévastateur sous le tapis de l’intersectionnalité. La FFQ, via les États généraux du féminisme, tente de biffer ces réalités communes qui font obstacle à l’égalité des femmes partout dans le monde. En réalité, sa démarche sectorielle divise les femmes et ne favorise pas une analyse globale de leurs conditions de vie. Non seulement le féminisme version FFQ ne s’en prend-t-il plus aux raisons profondes des inégalités, mais il en forge de nouvelles dont d’autres féministes seraient responsables. Je ne m’étonne plus que la FFQ, telle une maîtresse d’école des années 50, sanctionne via les États généraux sur le féminisme les « comportements problématiques » de certaines de ses membres qui s’écartent de sa ligne de pensée, en leur refusant l’accès à un atelier sur l’intersectionnalité (20). Il fallait garder une (fausse) image publique d’unité, d’unanimité. Quel féminisme ? La vision féministe de la Fédération des femmes du Québec a-t-elle été la seule à s’exprimer lors des États généraux de l’action et de l’analyse féministes au Québec, comme le laisse penser ce cahier dont le ton accusateur, moralisateur, cassant, hautain surprend ? Je ne me reconnais pas dans ce féminisme révisionniste qui renie ses racines et engendre la dissension. On semble vouloir faire tabula rasa d’analyses qui ont obtenu un large consensus jusqu’ici au sein du féminisme québécois et international, et tenter d’imposer un nouveau programme politique ou un nouveau féminisme. À cette fin, les auteures multiplient les amalgames équivoques et les raccourcis historiques, prêtent des intentions mal fondées, discréditent les motivations du mouvement féministe des dernières années, et enfin - arme de la faiblesse - tentent de culpabiliser à outrance les femmes qui ont le mauvais goût de penser autrement. Bref, elles, elles l’ont trouvé la vérité ! Enfin, je demeure sceptique devant un tel féminisme "clientéliste", compartimenté, qui insinue que des femmes "privilégiées", "favorisées" par la vie, ou même de classe moyenne, n’auraient pas droit au chapitre en certaines circonstances. Les divergences d’opinion et les débats entre les féministes vont de soi, comme dans tout mouvement social et politique, et les chemins sont multiples selon les luttes à mener. Toutefois, je ne crois pas que le féminisme sectoriel, « qui aurait une signification différente pour chaque femme » (21), favorise une vision de la condition commune aux femmes dans le monde ni de leurs luttes collectives. En pensant s’attaquer à plus d’injustices et soutenir plus de femmes discriminées, je crains que le féminisme reflété par les États généraux-FFQ sacrifie des alliances et minimise des débats majeurs. Toutefois, la FFQ ne représente pas toutes les femmes du Québec, et le mouvement féministe québécois ne se résume pas à la vision qu’en présente le cahier publié dans le quotidien Le Devoir. Heureusement ! Collaboration à la rédaction : Micheline Carrier Notes 1. Cahier spécial "États généraux du féminisme", Le Devoir, 26 et 27 octobre 2013. Lire aussi : * « FFQ et ÉG du féminisme - L’esprit partisan est-il à l’origine d’attaques virulentes contre des féministes ? », par Pierrette Bouchard, Ph.D, politologue * « États généraux sur le féminisme au Québec/FFQ - Des exclusions fondées sur des motifs idéologiques et des faussetés », par Michèle Sirois et Leila Lesbet, membres de la FFQ * « Laïcité, femmes et religion - Réponse à Micheline Dumont », par Julie Latour, avocate, ancienne bâtonnière du Barreau de Montréal * « Ignorer et défendre la domination masculine : le piège de l’intersectionnalité », par Virginia Pele Mis en ligne sur Sisyphe, le 7 novembre 2013 |