"Êtes-vous prêtes à faire des étincelles pour allumer un changement ? a écrit Sophie Grégoire Trudeau, la femme du premier ministre du Canada, dans sa page Facebook, le 7 mars. Cette semaine, à l’occasion de la Journée internationale des femmes, célébrons les garçons et les hommes qui nous encouragent à être qui nous sommes vraiment, qui traitent les filles et les femmes avec respect et qui n’ont pas peur de parler haut devant les autres. Prenez une photo main dans la main avec votre allié et diffusez-la dans les médias sociaux avec le mot-clic #DemainEnMains. Ensemble, nous pouvons susciter un mouvement qui incitera davantage d’hommes à lutter avec nous pour des lendemains meilleurs, l’égalité des droits et des chances pour tous … parce que l’#Égalitécompte. https://www.facebook.com/SophieGregoireTrudeau/
Sophie Grégoire s’est mis un pied dans les plats. Plutôt que d’allumer les "étincelles" qu’elle escomptait, elle a embrasé les réseaux sociaux, tant en français qu’en anglais.
Entendons-nous bien : je n’ai pas le moindre doute quant aux bonnes intentions de Mme Grégoire de vouloir que les hommes participent à la lutte des femmes pour l’égalité. Elle est une féministe affirmée et sensible aux conditions des femmes d’ici et d’ailleurs. Je n’ai pas le moindre doute non plus sur l’idée que l’égalité serait plus rapidement une réalité qu’un souhait, si l’ensemble des hommes la voulaient et renonçaient aux comportements et aux privilèges qui y font obstacle.
Toutefois, une personne connaissant bien l’histoire et la nature de la célébration du 8 mars pour les femmes n’aurait pas demandé, ce jour-là, de "célébrer les garçons et les hommes qui nous encouragent à être qui nous sommes vraiment, qui traitent les filles et les femmes avec respect et qui n’ont pas peur de parler haut devant les autres."
Faut-il "célébrer" les hommes et les garçons parce qu’ils respectent les femmes ? Le fait de remercier les hommes "de nous encourager à être qui nous sommes vraiment" a des relents d’un autre siècle, de l’époque où il fallait que les femmes amadouent et flattent les hommes pour poser le moindre geste, ne serait-ce que d’aller chez la voisine. "Merci beaucoup, messieurs, de nous laisser être ce que nous sommes, de nous laisser vivre, de nous laisser libres, de ne pas nous agresser, ne pas nous harceler, de pas discriminer à notre égard". Franchement, c’est comme si en les respectant les hommes faisaient aux femmes un cadeau, comme si le respect n’allait pas de soi, qu’il fallait les féliciter pour leur courage. Bref, ils ont bien du mérite, les pauvres, de nous endurer…
En outre, le moment était bien mal choisi pour lancer des fleurs aux hommes. Cette journée du 8 mars souligne les luttes difficiles et interminables que mènent les femmes 365 jours par année afin de faire reconnaître leurs droits fondamentaux et la légitimité de leur démarche pour l’égalité. Si elles sont obligées de mener encore ces luttes en 2017, c’est parce qu’une majorité de garçons et d’hommes font obstacle à leurs efforts. Faudrait-il remercier ceux qui ne font pas obstacle, les valoriser de consentir à ce que nous obtenions ce qui nous est dû ? C’est tout un pari de croire que la pensée positive peut donner des résultats. Le 8 mars, c’est plutôt le moment de souligner les efforts et les gains concrets des femmes. C’est à elles qu’il faut dire bravo pour leurs réussites et bon courage pour ce qu’il reste à faire !
J’ouvre ici une parenthèse avouant un petit doute quant à la part de calcul politique que contient l’intervention de Mme Grégoire. Une photo la montrant main dans la main avec son mari, Justin Trudeau, illustrait son message. Elle demandait que des femmes envoient une semblable photo avec leur conjoint... valorisation publicitaire à la clé. On sait que le premier ministre du Canada aime se présenter, notamment sur le plan international, comme un grand chevalier de la cause des femmes. L’occasion était belle. Une belle pub. Et le premier ministre s’est empressé de défendre l’intervention de sa conjointe. Une belle pub prolongée.
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Comme il fallait s’y attendre, les réactions de nombreuses femmes et de féministes aux propos de Madame Grégoire ont suscité diverses réactions. Certain-es ont fait semblant de s’étonner et ont allègrement détourné les motifs de ces réactions. Mais quoi ? Ce n’est pas bien de vouloir faire participer les hommes et les garçons à la lutte des femmes pour l’égalité ? Mais voyons, n’est-ce pas ce que les femmes demandent depuis toujours ? Il faut agir ensemble ! Elles ne savent pas ce que qu’elles veulent, quoi ? Ah ! ces féministes anti-hommes !
Pour que les hommes contribuent efficacement à la cause de l’égalité - et point besoin de s’en péter les bretelles ni de décrocher une couronne de héros - il existe des moyens simples, si évidents qu’ils tardent à être mis en oeuvre… Et les hommes savent eux-mêmes pourquoi. Bien sûr, on pense immédiatement à l’éducation des garçons et des filles à des valeurs communes d’égalité et d’estime de soi. Mais pour dispenser une telle éducation, il faut soi-même en être convaincu et renoncer à des privilèges que soutient et explique une complicité plus ou moins muette avec la confrérie des misogynes.
Une des meilleures façons pour les hommes et les garçons de contribuer à l’égalité f/h partout dans la société et d’abord dans la famille serait de travailler à modifier leurs propres comportements ; de lutter contre les stéréotypes qui font d’eux des dominants et des héros devant lesquels les femmes devraient s’incliner ; et surtout, de rompre le silence au sujet des diverses formes de violence, de sexisme, de misogynie et de discrimination envers les femmes. Si Mme Grégoire veut faire appel aux hommes pour soutenir l’égalité, elle devrait leur demander de réagir devant toutes ces manifestation anti-égalité chez d’autres hommes, et ce, tous les jours de leur vie et partout où ils sont. Voilà ce qui représenterait une contribution efficace aux luttes des femmes pour l’égalité.
Mais mon petit doigt me dit que la majorité des hommes ne sont pas disposés à emprunter cette voie, à aller jusqu’à briser la solidarité masculine qui maintient leurs privilèges. Pourquoi ? Je citerai l’opinion d’un homme qui reconnaît avoir des privilèges parce qu’il est né homme et admet l’existence d’un fossé entre les femmes et les hommes dans la quête d’égalité.
"Nous vivons dans une société inégalitaire, où la méritocratie est un leurre. Nous ne partons pas sur un pied d’égalité, ‘toutes choses étant égales par ailleurs’. J’ai le privilège d’entamer la course avec une longueur d’avance. Simplement parce que j’ai gagné à la loterie, dès la naissance (il est un homme). Or, certains ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre ce privilège (lorsqu’ils ne nient pas carrément son existence).[…] D’autres, plus subtils – et plus influents –, se plaignent dans leurs tribunes populaires de sexisme ou de racisme ‘inversé’. […] Ils refusent en bloc les mesures de discrimination positive ou de rattrapage, les quotas, les accommodements. Ils refusent la réelle égalité des chances pour tous. Pourquoi donc ? C’est tout simple. Parce qu’ils ont gagné à la loterie. Ils ne veulent pas combler de fossé. Ils ne veulent pas perdre leurs privilèges. Et surtout, surtout, ils veulent continuer de dominer." Marc Cassivi, "J’ai gagné à la loterie", 8 mars 2017, La Presse.
C’est cette masse critique d’hommes et de garçons, Mme Grégoire, qu’il faut convaincre d’agir en faveur de l’égalité des femmes. Les convaincre de parler aux autres hommes, de dénoncer les agresseurs, les misogynes, les auteurs de discrimination, et aussi de renoncer à dominer. Sans fleurs ni couronne.