Les éditions françaises Des femmes viennent de nous faire un magnifique cadeau en publiant Génération MLF - de 1968 à 2008, un livre de 615 pages qui retrace, dans une première partie, les événements qui ont marqué chaque année ainsi que les témoignages de celles qui les ont vécues. Années intenses de réflexion commune, de créativité, de prise de parole audacieuse, de dénonciation active et inventive, de manifestations contre toutes les formes de discrimination envers les femmes. Témoignages d’une cinquantaine de femmes, venues de tous les milieux, de tous les horizons, de divers pays, qui avaient entre 16 et 30 ans en 1968 lorsqu’elles ont créé ou rejoint le MLF. Un mouvement inoubliable qui a profondément transformé leur vie et la société entière.
Dans une deuxième et troisième partie, on trouve en ordre chronologique des photos et des documents d’époque retraçant les multiples activités du mouvement. On suit l’engagement des militantes dans les luttes pour la légalisation de l’avortement, la criminalisation du viol et de la violence conjugale, l’abolition de la toute puissance paternelle, l’égalité professionnelle, la parité et la solidarité agissante avec les femmes persécutées dans plusieurs pays : Iran, Algérie, Birmanie, Russie, Bangladesh et d’autres.
Selon les témoignages, l’histoire du MLF commence dans la foulée de mai 68 par une première réunion en octobre 68, dans un petit studio de la rue Vaugirard prêté par Marguerite Duras, quand Antoinette Fouque, Monique Wittig, Josiane Chanel et une dizaine d’autres femmes décident de créer ce qu’elles nomment "le mouvement de libération des femmes", un mouvement dont la particularité est de refuser la mixité, dans le but de donner la parole aux femmes, de combattre la misogynie, et d’articuler la lutte des femmes avec la lutte des classes.
La longue lutte pour l’avortement libre et gratuit
Dans son témoignage, Marie-Catherine Marchini raconte :
À partir de ce moment (1968), j’ai participé à ma façon, d’un peu loin mais de tout cœur, au MLF. Avant la naissance de ce mouvement, beaucoup de femmes (j’en ai connu plusieurs) se cachaient pour avorter. Elles le faisaient dans des conditions très douloureuses et très difficiles. C’était l’après-guerre, avec sa rigueur économique : impossibilité de se loger décemment, d’avoir une salle de bain, le confort minimum.
Grâce à la mobilisation de milliers de femmes, nous avons obtenu justice. Je dis nous, parce que si je travaillais depuis l’âge de 19 ans, c’était la première fois, en 1971, que je descendais dans la rue pour manifester. Nous voulions que l’avortement ne soit plus un délit. Une faiseuse d’anges avait été exécutée pendant la guerre. Nous voulions que l’avortement soit non seulement libre, mais aussi gratuit, c’est-à-dire accessible aux plus modestes d’entre nous. J’ai manifesté avec ma mère dans la rue. Elle, qui est née en 1899, avait plus de 70 ans, et 83 ans pour la dernière manifestation. Je suis descendue dans la rue à Marseille et à Paris, grâce à Antoinette et ses amies. Mais pour moi, le MLF ce n’est pas que l’avortement. Ce sont des visages de femmes, des personnalités fortes qui surgissent partout aux côtés des éternelles ambassadrices de la beauté : mannequins, actrices. Les nouvelles femmes qu’on rencontre dans les magazines féminins sont, depuis le MLF, intelligentes, actives, créatrices, savantes ; partout et souvent en tête des livres, des films, des actions et des exploits sportifs.
L’importance de la non-mixité
Comme plusieurs femmes, Judith C. souligne l’importance de la non-mixité dès le début du MLF :
La non-mixité, pierre d’achoppement dans les milieux particulièrement machistes de l’extrême gauche (car ayant depuis lors beaucoup voyagé dans la société, je crois, pouvoir affirmer que les intellectuels de gauche détenaient à l’époque la panacée en matière de mépris des femmes), m’est apparue d’emblée comme une évidence et une libération, d’abord à partir de mes sentiments personnels, car j’avais toujours adoré me retrouver dans un milieu exclusivement féminin, et ensuite par raisonnement : il était bien évident que la mixité aurait rétabli les réflexes conditionnés d’une parole monopolisée par les hommes (ce qui est d’ailleurs souvent encore le cas dans les milieux intellectuels). […] Je trouvais là enfin un lieu où m’exprimer, hors de tout dogmatisme et de toute doctrine préétablie. Rien n’était encore organisé ni structuré ; en somme, une grande aventure que nous étions en train de créer ensemble.
Le MLF à l’Université de Vincennes
Christiane Dufrancatel rappelle que les études universitaires sur les femmes ont commencé à Vincennes en 1969 :
Ces débuts sont occultés parce que les femmes qui se sont fait connaître par leurs productions intellectuelles dans ce domaine à la fin des années 70 appartenaient à d’autres institutions et qu’elles ont fait la même chose que dans l’histoire des mouvements politiques : se poser en pionnières ; il ne s’est rien passé avant, c’est la nouvelle naissance. L’enseignement de Vincennes - Paris 8 supposait évidemment une implication personnelle des femmes qui enseignaient à propos des femmes. C’était l’époque où il y avait un besoin d’histoire, de recherches sur l’histoire des femmes en France, car le Mouvement faisait apparaître que celle-ci avait été complètement négligée.
[…] Au bout d’un moment. les insupportables rivalités entre femmes, dans le Mouvement et dans les milieux universitaires, la compétition pour les postes m’ont complètement découragée. Je ne supporte pas la rivalité entre femmes. Avec des hommes, ça ne me gêne pas : je n’ai pas une mentalité de guerrière, mais je peux cogner si je suis attaquée. Chez les femmes, je trouvais que ça rejoignait les comportements traditionnels. On a vu celles qui voulaient prendre leur place professionnelle à propos des femmes, qui n’avaient pas été au Mouvement, ni au début, ni au milieu, et qui s’y mettaient quand ça commençait à devenir "intéressant".
Les divergences
Dans les années 70, même si les nombreux groupes de l’époque collaborent pour plusieurs manifestations, les divergences se multiplient notamment entre la tendance lutte de classe, les féministes révolutionnaires autour de Christine Delphy et Simone de Beauvoir, le MLF-Psychanalyse et politique. Cette tendance refuse le slogan "les femmes sont des hommes comme les autres" et l’objectif d’égalité avec les hommes. Pour elles, libérer l’identité réelle des femmes, en finir avec la femme patriarcale, est prioritaire d’où les mots "libération" et "femmes" au lieu de "féministes" (considéré comme une idéologie faisant des hommes la mesure de toutes choses) et "révolutionnaires" (avec l’insertion dans les mouvements mixtes de l’époque). En 1979, Antoinette Fouque et son groupe enregistrent le nom "MLF" et son sigle comme association selon la loi de 1901 afin, disent-elles, d’en empêcher la disparition ou la récupération, s’attirant les foudres de la plupart des féministes.
Trente ans plus tard, on ne leur a toujours pas pardonné. En dépit de ce choix contestable, on ne peut nier le rôle majeur qu’ont joué dans notre histoire les éditions et les librairies Des femmes, ni les groupes de conscience et d’action nés dans leur sillage, tant à Paris qu’en régions, ni les luttes menées par Antoinette Fouque sur tous les fronts et jusqu’au parlement européen où elle a siégé. Aujourd’hui, plus de 600 titres, 150 livres-audio lus par leurs auteures ou par des artistes et une nouvelle collection de DVD témoignent de la créativité des femmes.
Génération MLF nous rappelle d’où nous venons et constitue une inspiration pour toutes les luttes qu’il nous reste à mener afin d’en finir avec toutes les formes de misogynie, de discrimination, d’exploitation, d’oppression et de violence. Un ouvrage de référence indispensable sur ces années de grandes turbulences, d’engagement, de mobilisation et de remise en question politique et intellectuelle où les femmes ont su faire entendre leur voix.
Génération MLF – 1968-2008, Paris, Des femmes, 2008.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 23 novembre 2008.
Des lectrices en colère, l’Alliance des Femmes pour la Démocratie.
"Generation MLF 1968-2008", par Marina Geat, il Giornale Europeo, février 2009 (trad. française).