Les éditions du Remue-ménage continuent à faire œuvre de mémoire en publiant La Pensée féministe au Québec (1), une volumineuse anthologie de textes sur les multiples luttes menées par les féministes québécoises de 1900 à 1985. Ce formidable travail de recherche est l’œuvre de l’historienne Micheline Dumont et de la chercheuse Louise Toupin. Il s’agit là d’un ouvrage de référence indispensable à qui veut connaître le parcours ininterrompu du mouvement féministe au Québec depuis près d’un siècle.
L’ouvrage, illustré par une iconographie riche et variée tirée des publications et des archives féministes, est divisé en trois parties : le féminisme et les droits de la femme (1900-1945), le féminisme comme groupe de pression (1945-1985) et le féminisme comme pensée radicale (1969-1985). Chaque partie possède sa propre introduction et conclusion. Le livre est également doté d’un précieux index des noms, des revues et des associations ainsi que d’une imposante bibliographie. Chaque article est précédé d’une courte introduction qui permet de le situer dans le contexte où il a été écrit.
Chacune des deux premières périodes comporte un chapitre sur le féminisme, le droit à l’instruction, le droit au travail, les droits civils et civiques, les questions reliées au droit criminel et les droits sociaux. La deuxième période comporte en plus un chapitre sur l’engagement et la représentation politique. La dernière période chevauche la précédente à partir de 1969 lors de l’émergence du féminisme radical. Celui-ci se démarque par rapport aux groupes de pression réformistes de l’époque, qui refusent de se dire féministes et réclament un réaménagement législatif plus équitable sans remettre en question les causes de la violence et de l’inégalité engendrées par un système fondé sur la subordination des femmes dans tous les domaines.
Dans la troisième partie intitulée « Le féminisme comme pensée autonome », on peut lire des textes sur la ré-appropriation du corps, la violence, le viol, la pornographie, le travail invisible, la remise en question du système hétérosexuel, la marginalisation des Québécoises, le féminisme dans l’action communautaire et le pouvoir, la politique et le pacifisme.
Découvertes et approfondissement
Bien qu’un ouvrage de ce genre ne puisse éviter les répétitions, il faut surtout souligner la présence de nombreux textes inédits, moins connus ou oubliés de femmes autonomes et de militantes inlassables comme Idola Saint-Jean, créatrice d’associations et de publications féministes, Éva Circé-Côté, fondatrice de la Bibliothèque municipale de Montréal et journaliste à l’hebdomadaire bilingue Le Monde ouvrier sous le pseudonyme de Julien Saint-Michel ou d’une poète et journaliste remarquable comme Fernande Saint-Martin dont on reproduit plusieurs textes parus dans Châtelaine.
« La place à laquelle la femme aspire n’est pas la place de l’homme comme certains faux prophètes le proclament avec un manque total de compréhension et de savoir, mais la sienne propre […] », écrit Idola Saint-Jean dans un texte qui répond aux antiféministes de tous les temps. Éva Circé Côté, pour qui le mariage représente une forme d’esclavage et de servage, appelle les femmes à la grève pour la rémunération des tâches domestiques, comme Lucile Durand (Louky Bersianik) les conviera plus tard à la grève des ventres pour conjurer le péril nucléaire. Pour sa part, Fernande Saint-Martin défend avec brio le célibat des femmes, l’autonomie et la non-mixité des groupes féministes.
De nombreux textes montrent que la lutte des femmes pour le contrôle de leur corps est une lutte politique, de là l’importance encore aujourd’hui de défendre le droit à l’avortement libre et gratuit, sans cesse remis en question par le pouvoir patriarcal pour garder sa mainmise sur les femmes. On trouve également d’excellents textes dénonçant la pornographie, le viol et les différentes formes de violence envers les femmes.
Sur l’importante question de la prostitution, on s’étonne toutefois de voir que les auteures n’aient choisi, dans la section consacrée au féminisme radical, que deux textes qui entérinent la notion de « travail du sexe » et sa décriminalisation totale. N’y avait-il donc à l’époque aucun texte présentant une position critique du système prostitutionnel et de l’impunité du couple client-proxénète qui font des femmes de simples marchandises ?
Perspectives
Dans l’épilogue, Micheline Dumont et Louise Toupin font la synthèse des trois périodes et essaient de décrire la nouvelle conjoncture féministe de 1985 à nos jours. Elles se demandent si aujourd’hui nous n’avons pas affaire « à une grille de lecture ’radicale’ de la réalité, née d’une conjoncture de contestation sociale et de remise en question de toutes les valeurs culturelles occidentales, plaquée sur la réalité d’une autre époque, issue d’une conjoncture néolibérale et conservatrice au plan social ? » Elles concluent en se demandant s’il n’est pas anachronique pour les féministes de continuer à déterminer leurs actions à partir d’une analyse radicale de la réalité.
Il y a fort à parier, si c’est ce qu’elles ont en tête, que relativiser les revendications féministes, au nom de la conjoncture, n’entraîne à plus ou moins brève échéance un recul important pour les femmes et l’augmentation de l’iniquité, de la violence et de la discrimination à leur égard. Comme nous l’a enseigné, à travers l’histoire, l’expérience des femmes dans les luttes pour le socialisme, le communisme ou la libération nationale, les valeurs patriarcales et les stéréotypes sexuels doivent être combattus séparément, sur leur propre terrain, sous peine de renaître sans cesse de leurs cendres. La plus grande force de l’anthologie est d’ailleurs de nous rappeler, page après page, l’importance de la solidarité entre femmes et la nécessité de poursuivre la lutte tant dans l’intimité de nos vies que dans la sphère publique.
Certains articles viennent à point clarifier le sens du terme « féminisme radical » qui, contrairement à ce que ne cessent de répéter les médias et les antiféministes, n’est pas synonyme d’extrémisme mais de « prendre les choses par la racine », « remonter aux causes ». Le terme est apparu en 1969 lors de la fondation du Front de libération des femmes du Québec (FLFQ). Il caractérise les groupes autonomes de femmes, non-mixtes, qui mettent l’accent sur l’analyse du patriarcat comme oppression spécifique des femmes, et la priorité donnée aux luttes pour y mettre fin.
En 1982, dans un article consacré au féminisme radical, Micheline Carrier écrivait dans Le Devoir : « Autonomes sur le plan économique, libres de mettre en chantier leurs aspirations personnelles et de puiser à des sources variées leur nourriture affective, intellectuelle et spirituelle, les femmes n’auront plus guère de motifs d’acheter la paix et d’accepter que se perpétue le colonialisme sexuel, pierre d’assise de la domination masculine (2). »
Titre et critères de sélection
Micheline Dumont et Louise Toupin ont défini leurs critères de sélection par le choix « de cibler avant tout des militantes, ces femmes engagées dans l’action concrète, qui parlent et écrivent à partir d’une pratique relevant d’un champ du féminisme ». Elles disent avoir « voulu privilégier des textes de féministes ’terrain’ par opposition aux analyses d’observatrices de l’extérieur. » (p. 24)
Pourquoi alors avoir autant donné la parole à des journalistes qui sont par définition des "observatrices extérieures" ? Pourquoi avoir écarté les créatrices et les intellectuelles dont le « terrain » féministe de lutte est l’écrit ? Le titre de l’ouvrage ne prête-t-il pas à confusion puisque, en réalité, il n’illustre que la dimension pratique de la pensée féministe, en laissant de côté tout son foisonnement théorique ainsi que le combat pour féminiser la langue et faire du « je » féminin le sujet de la fiction, du verbe et du changement ?
Aucun extrait des textes, publiés avant 1985, par Louky Bersianik, Madeleine Ouellette-Michalska (3), Nicole Brossard, pour ne nommer que celles-là, ne figure dans l’anthologie. Aucune trace non plus des écrits de Nicole Laurin-Frenette, de Jeanne Lapointe ou de Suzanne Lamy et Irène Pagès qui, dans Féminité, subversion, écriture (1983), regroupaient des communications présentées dans les ateliers d’études féministes illustrant la vitalité et la profusion des écrits de femmes comme mode d’expression autonome remettant en question l’ordre patriarcal (4).
Louky Bersianik a elle-même publié dans La Main tranchante du symbole (5) des extraits de l’Euguélionne (1976) et des textes féministes comme Les Agénésies du vieux monde (1980) et Ouvrage de dame (1982). Même chose pour Nicole Brossard qui a regroupé dans La Lettre aérienne (1985) des textes importants pour la mémoire féministe et lesbienne (6).
En dépit de ces lacunes, La Pensée féministe au Québec est un livre essentiel qui fait le pont entre les diverses étapes de la lutte féministe et permet aux plus jeunes de se documenter sur ces femmes audacieuses et courageuses qui ont osé défier l’ordre patriarcal, affirmer leur autonomie et réclamer le droit d’être des citoyennes à part entière.
Notes
(1) Micheline Dumont et Louise Toupin, La Pensée féministe au Québec/anthologie 1900-1985, Montréal, Remue-ménage, 2003.
(2) Ibid., p. 493. Micheline Carrier, « Ce féminisme qu’on dit radical », Montréal, Le Devoir, 13 juillet 1982.
(3) Suzanne Lamy et Irène Pagès, Féminité, subversion, écriture, Montréal, Remue-Ménage, 1983.
(4) Madeleine Ouellette-Michalska, Les Échappées du discours de l’œil, Montréal, Nouvelle Optique, 1981 et Typo, 1990.
(5) Louky Bersianik, La Main tranchante du symbole, Montréal, Remue-Ménage, 1990.
(6) Nicole Brossard, La Lettre aérienne, Montréal, Remue-ménage, 1985.