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samedi 20 avril 2013

"Rien n’a encore pu me détruire" : entretien avec Catharine A. MacKinnon

par Catherine Albertini et Emily Blake






Écrits d'Élaine Audet



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« Mais rien n’a encore pu me détruire. Je n’ai pas l’air de vouloir renoncer ou de vouloir me taire, quoi que l’on puisse me faire. » (Catharine A. MacKinnon)

Catharine A. MacKinnon est l’une des grandes figures du féminisme américain. Docteure en droit et en sciences politiques, avocate à la Cour Suprême, théoricienne, militante, elle est à tous ces titres engagée dans le combat pour les droits humains et l’égalité entre les sexes. Elle enseigne dans les facultés de droit du Michigan et de Chicago après avoir dispensé des cours à Yale, Harvard, Stanford, UCLA, Orgoode Hall (Toronto) et à l’université de Bâle (Suisse). Catharine A. MacKinnon a fortement fait évoluer le droit de ces vingt-cinq dernières années : reconnaissance en 1986 par la Cour Suprême des Etats-Unis du harcèlement sexuel comme discrimination de sexe, puis de la pornographie et de la prostitution comme violences contre les femmes. Elle participe à l’élaboration de politiques pour les droits humains des femmes, au niveau institutionnel comme à celui des ONG, aux Etats-Unis et dans le monde.

Elle a été l’avocate bénévole de femmes et d’enfants victimes d’atrocités sexuelles commises par les Serbes, devant le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie dont elle a également été nommée juge. Il y a deux ans, je l’avais contactée pour lui demander si elle acceptait que son livre fondamental, Feminism unmodified, soit traduit en français, c’est aujourd’hui chose faite. Le Féminisme irréductible est désormais disponible en librairie grâce à Antoinette Fouque et aux éditions des femmes. De passage à Paris pour donner une série de cours à Nanterre, Catharine A. MacKinnon a bien volontiers accepté de répondre à nos questions le 3 juillet 2005. (Catherine Albertini).

Version anglaise.

L’ENTREVUE

La loi sur la parité, un changement considérable, de portée universelle

CA : Que pensez-vous du féminisme en France et de ses réalisations récentes ? Je pense aux lois contre les violences et le harcèlement sexuel, mais aussi à la loi sur la parité en politique, comment appréciez-vous la situation française actuelle ?

CAM : Hé ! bien, le mouvement féministe en France est un mouvement important et varié depuis très longtemps, depuis ses débuts avec Antoinette Fouque et Monique Wittig, jusqu’aux développements contemporains que vous mentionnez. Mouvement qui est très riche de militantisme et de théorie dans le but de faire changer ou d’essayer de faire changer les choses à tous les niveaux, comme partout ailleurs dans le monde, mais diversement.

Il est clair, par exemple, que la loi sur la parité est un réel changement, peut-être même un événement majeur. Je voudrais souligner que c’est un changement considérable, de portée universelle.

La loi sur le harcèlement sexuel est récente et était, à l’origine, excessivement réduite. La loi concernant le soi-disant « harcèlement moral », qui est, en réalité, je suppose, le harcèlement psychologique, peut aider, mais il y a de réelles absences - des lacunes - des trous dans cette loi. En règle générale, je pense qu’en France, la possibilité de conjuguer le militantisme et la théorie, sur certaines des questions les plus centrales concernant le statut des femmes, a été limitée par le manque d’études empiriques sur les violences sexuelles. C’est ce que je dis de la situation française depuis trente ans.

Finalement en 2000, il y a eu une étude(1), mais jusque-là, on me disait que les problèmes sur lesquels je travaille n’existaient pas en France. Et je répondais qu’on ne pouvait pas savoir tant que personne ne s’y intéressait. Puis, sous la pression de l’Europe, la question des violences sexuelles en France a été posée et - comme je le dis dans l’introduction au « Féminisme irréductible », qui existe, merci à vous (rires) - on a vu qu’une fois que l’information est disponible, le développement du militantisme et de la théorie peut prendre un tour complètement différent. Mais jusque-là, tant que l’ampleur de la réalité systématique des abus sexuels sur les femmes, en tant que groupe, n’était pas connue, chaque femme était un cas isolé. Un mouvement ne peut pas naître d’une réalité aussi fragmentée. Il est absolument nécessaire de connaître la réalité de la façon la plus large possible. Je pense que cette situation a eu un effet très négatif sur la théorie ainsi que sur le militantisme en France. Maintenant, il est possible que ça change.

Des femmes qui soutiennent le système et en profitent

CA : Mais il y a beaucoup de résistances. Nombre de personnalités très influentes dans les médias, Elisabeth Badinter par exemple, contestent ces enquêtes.

CAM : Bien sûr, la misogynie est permanente, c’est une constante que nous devons avoir à l’esprit. Ce n’est pas parce que vous avez raison que les gens sont d’accord avec vous. Le discours misogyne nie la réalité de la situation des femmes afin que nous continuions à nous y résigner. Quelques femmes qui tirent bénéfice d’une situation relativement privilégiée, dans le système qui maintient l’ensemble des femmes en état d’infériorité, soutiennent le système qui les a élues. La misogynie marche ainsi pour les femmes et elle marche aussi pour les hommes, en tant que groupe, de la même façon. Il n’y a rien là de très remarquable.

EB : Pouvez-vous comparer la situation en France et aux Etats-Unis ?

CAM : Nous avions les informations sur les violences sexuelles dans les années 70, mais aussi la résistance, le déni, le refus d’y faire face et d’y croire et cela continue. Les femmes qui dénient la réalité sont continuellement mises en avant et privilégiées, celles qui soulèvent les problèmes réels sont en permanence attaquées, diffamées, menacées et sanctionnées de toutes les manières possibles. Mais nous avons aussi plus de lois, une théorie plus développée et nous affrontons davantage la réalité, parce que nous l’avons davantage documentée.

CA : En France, en ce moment, la mode est au féminisme post-moderne. Judith Butler dont le livre Gender trouble vient d’être traduit, plaît beaucoup à beaucoup. Je crois que quand vous la lisez, vous n’avez plus rien à faire changer pour les femmes, en tant que groupe, vous n’avez qu’à changer vous-même. C’est ça qui plaît, qu’en pensez-vous ?

CAM : Ou même pas. Ça tourne autour de la présentation de soi. C’est très acceptable parce qu’aucune réalité socialement organisée de l’oppression n’y est analysée qui puisse conduire à la confrontation et au changement. C’est donc d’autant plus appréciable que vous pouvez appeler ça « féminisme ». Chacun peut avoir l’impression de devenir d’avant-garde et progressiste sans avoir à faire quoi que ce soit car tout cela n’est que du théâtre, tout cela n’est qu’un jeu. C’est le maintien du statu quo. Certaines sont, par essence, amoureuses du genre. La domination masculine, à leurs yeux, n’est pas un système réellement oppressif. En parler de la sorte la maintient telle quelle, ce qui explique pourquoi elles sont tellement adorées par ceux qui ont le pouvoir et le désir de répandre ces paroles-là.

CA : « Rien ne doit changer ! »

EB : De plus, vous êtes progressiste et en accord avec ce que vous dites !

CAM : C’est juste, elles occupent le terrain mais le réel problème, ça n’est pas ça. Ces femmes sont simplement utiles au système, elles l’aident en occupant le terrain mais elles ne sont pas le problème. Ces femmes - Judith Butler et les autres - sont seulement des voix pour une certaine forme de misogynie et de déni. Mais elles ne créent pas le problème. Parlons plutôt des pornographes, du proxénétisme international, des violeurs, des harceleurs. Eux sont le problème.

« Etre réelles pour le pouvoir »

EB : J’aimerais citer une expression que vous avez employée lors de votre conférence (« Le 11 septembre des femmes : repenser les lois internationales de la guerre », à Paris X Nanterre). « Etre réelles pour le pouvoir ». Je me demandais ce que cela signifiait pour vous, si vous aviez l’impression d’être « réelle pour le pouvoir » et, dans ce cas, ce que vous aviez de si menaçant pour ceux qui l’ont ?

CAM : Je ne sais pas. C’est vraiment une question que vous devriez leur poser ! (rires) J’ai pour habitude de penser que je ne suis une menace que parce que je dis la vérité que tout le monde connaît mais que personne n’ose dire. Et cela implique que les femmes peuvent s’unir pour changer cette réalité, c’est pourquoi je constitue une menace sans que cela tienne spécifiquement à ma personne.

EB : La possibilité d’un réel changement.

CAM : Oui. C’est ce qui est frustrant, bien sûr. Mais rien n’a encore pu me détruire. Je n’ai pas l’air de vouloir renoncer ou de vouloir me taire, quoi que l’on puisse me faire. Je pense que je ne suis pas différente des autres femmes, je dis juste ce que les autres femmes disent et je fais en sorte, avec les autres femmes, que nos paroles ne soient pas effacées. Et comme je suis déterminée, que rien ne peut m’arrêter dans mon ordre du jour, je suis un danger. Ainsi que le refus de toute compromission. Je ne me taierai pas. Vous pouvez me priver de travail pendant 12 ans, je chercherai le moyen de survivre mais je continuerai de dire ce que je dis. C’est comme ça, je ne me suis pas transformée en quelque chose comme une icône à la mode.

Nous avons vu aux Etats-Unis, par exemple, à un certain moment de l’Histoire, les hommes noirs devenir « réels pour le pouvoir », un groupe qui jusque-là ne l’était pas.

EB : L’est devenu.

CAM : L’est devenu. Ils ont franchi la ligne. Et ils l’ont fait dans la violence. Cette sorte de changement ne peut arriver, je le pense, à des individus atomisés - à part quelques individus : ceux qui ont le pouvoir réel, institutionnel, les membres de la Cour Suprême par exemple - eux sont déjà réels pour le pouvoir. Très bien.

CA : Un des problèmes spécifiques aux femmes, c’est qu’elles sont mélangées aux hommes. Elles vivent avec eux, c’est différent des questions raciales, quand il y a ségrégation.

CAM : Oui, mais la ségrégation est une conséquence, elle est le résultat de la structure de la subordination - la ségrégation facilitait l’exploitation. Cependant, dans le Sud américain, par exemple, les Noirs vivaient avec les Blancs même si ça ne changeait pas la structure de l’exploitation. Cela ne rendait que plus difficile leur organisation parce qu’ils tiraient avantage de leur plus grande proximité avec les dominants. Même actuellement aux Etats-Unis, les Noirs savent que le racisme existe d’une manière dont bien souvent les femmes ne savent pas que le sexisme existe. Et ce n’est pas uniquement lié à la ségrégation, même s’il reste encore beaucoup de ségrégation raciale. Prenez les Noirs de la classe moyenne par exemple. Ils savent que le racisme continue d’exister. Ça ne les dérange pas de le savoir. Ça n’est pas réellement ça le propos, quand nous parlons de savoir si vous êtes ou non « réel-le pour le pouvoir ». Ca n’est pas de savoir si vous vivez ou non avec quelqu’un. C’est tout autre chose. Les Noirs continuent de vivre la ségrégation et sont en définitive devenus « réels pour le pouvoir » en brûlant leurs propres habitations. C’est par cette violence qu’ils ont dû se mobiliser puisque rien d’autre ne marchait. C’est cette sorte de changement que les femmes n’ont jamais trouvé le moyen de mettre en oeuvre. Ce n’est pas réellement ce qui se passe dans votre tête, c’est ce qui se passe dans la tête de la domination qui vous rend « réelle pour le pouvoir ». Nous pourrions être « réelles pour le pouvoir » dès maintenant : nous sommes là, mais rien ne change.

Pas de lieu sans oppression pour les femmes

CA : Une des structures de l’oppression des femmes est la famille.

CAM : En partie, c’est un des lieux de l’oppression, mais on la trouve aussi partout ailleurs.

CA : Oui, mais la famille est la première structure de l’oppression, celle où on la rencontre d’emblée en venant au monde.

CAM : Vous pouvez le dire, moi je ne le dis pas. Je ne crois pas que ce soit le moment. C’est un des lieux de l’oppression des femmes, mais l’oppression a lieu partout ailleurs. Prenez les abus sexuels, ils ont lieu dans la famille quand les filles sont sexuellement abusées par des hommes adultes mais aussi en dehors de la famille.

CA : Mais en venant au monde, l’oppression est la première chose que vous apprenez.

CAM : Oui, mais l’oppression des femmes n’est pas principalement, je crois, ce que nous apprenons. L’oppression des femmes est principalement ce que nous vivons. Elle se rencontre dans la famille, c’est certain, mais aussi n’importe où, c’est-à-dire partout ailleurs, en même temps et tout le temps. La prostitution n’est pas principalement ce qui se fait en famille, la pornographie non plus même si, parfois, il arrive qu’il y ait des liens. Le marché du travail ne se situe pas dans la famille. Vous pouvez avoir un modèle fondé sur la structure familale, si vous voulez, c’est une façon de voir les choses, mais ce n’est pas la mienne.

CA : Oui, mais il me semble que l’oppression est d’autant plus forte qu’elle se rencontre non seulement à l’extérieur de la famille mais aussi dans la famille où vous grandissez.

CAM : Oui.

CA : C’est pourquoi l’oppression des femmes est plus forte que le racisme…

EB : parce qu’elle est plus intime.

CAM : C’est possible, mais je crois quant à moi que c’est plus intime parce que c’est sexuel et que ça ne change rien que vous soyez dans la famille ou pas.

EB : Il est indifférent de savoir si le harcèlement sexuel a lieu dans la famille ou pas.

CAM : Oui et je pense que la difficulté vient davantage de ce que c’est intime que de l’endroit où ça a lieu.

CA : Ce que je voulais dire, c’est que dans la famille, vous aimez ceux qui vous oppriment, père, mère, frères, ça rend les choses encore plus difficiles.

CAM : Oui, mais aussi parce que vous n’avez nulle part où aller pour être délivrée de l’oppression. Je pense que c’est absolument vrai. Ça ne fait pas de la famille le lieu principal de l’oppression mais les personnes que vous aimez vous oppriment elles aussi, ce qui rend l’oppression permanente dans la société : que ce soit en famille, avec vos amis, partout. C’est tout-à-fait vrai, tout-à-fait juste et cela rend les choses plus difficiles. L’autre aspect du problème, c’est que vous n’avez aucun lieu au monde où vous mettre à l’abri de l’oppression. Prenez l’Afrique. En Afrique, tout le monde est noir et ça marche. C’était vraiment très important, aux Etat-Unis, de savoir que l’oppression des Noirs par les Blancs ne se rencontrait pas partout ailleurs. Vous n’avez pas besoin de vous déplacer - même si certains partent ou sont partis - il existe un lieu dans votre esprit où les choses, telles qu’elles sont, ne sont plus pour vous votre destinée éternelle. Il n’existe pas un tel endroit pour les femmes. Et cela aussi rend les choses plus difficiles. Il n’y a pas d’Afrique pour les femmes. C’est pourquoi certaines parlent de matriarcat originel afin d’essayer de le faire vivre dans leur tête en s’efforçant de défaire le système mentalement. Mais il n’y a aucun lieu matériel où - à des degrés divers, bien sûr - l’oppression n’existe pas.

EB : Auquel vous référer pour vous libérer.

CAM : Très juste. Et il n’y a rien là de biologique, ça n’a pas à être perçu comme ça, ça n’est ni d’ordre naturel ni génétique. Mais il n’y a pas d’endroit sans oppression pour les femmes. Pour autant que l’on sache, il n’y en a jamais eu. Même s’il y a eu des endroits où les femmes avaient beaucoup plus de pouvoir qu’elles n’en ont maintenant en maintes places.

Pas de solutions alternatives contre l’oppression

Il y a, à notre époque, de rares endroits où les femmes ont un pouvoir réel même si ça n’est pas, en général, en tant que femmes. Au Canada cela existe - vous pouvez appeler ça féminisme d’État et ça y ressemble. Prenez la Suède, à un certain moment, il y a eu une forte proportion de femmes au Parlement et elles ont réellement commencé à agir en tant que femmes. En Islande aussi. Il y a de tels lieux. Mais le statut de la majorité des femmes ne s’est pas transformé pour autant. Ce n’est pas que ça ne compte pas, ça compte énormément. Mais les femmes se font encore violer, elles se font toujours prostituer, même si, en Suède, les femmes ont décidé qu’on ne pourrait pas les prostituer plus longtemps.

CA : La loi protège spécifiquement les femmes.

CAM : Oui, mais qui est prostitué-e ? Les femmes, à une écrasante majorité. A cause de leur statut. La plupart des hommes peuvent faire autre chose et ils le font. Mais quand ils ne le peuvent pas, on les y trouve aussi. Mais maintenant, en Suède, acheter une femme pour la vendre est devenu un crime pour tout un chacun. La parole de celles qui avaient été achetées, leur témoignage a été entendu.

CA : Beaucoup de femmes semblent se satisfaire de leur statut. Sans doute parce que vous êtes opprimé-e-s deux fois : physiquement mais aussi dans votre tête. Comment faire évoluer les choses pour les changer ?

CAM : Je pense que la plupart des femmes tolèrent la situation telle qu’elle est, en s’efforçant d’en tirer le meilleur parti possible, parce qu’elles n’ont pas de réelles alternatives pour mener une vie différente. Je pense aussi qu’elles pensent comme elles pensent car, dans une large mesure, c’est vrai. Ce n’est pas qu’elles trouvent la situation mirobolante, mais elles n’ont pas d’autre alternative que de s’en accommoder. Je crois que c’est notre tâche que de leur créer de réelles alternatives afin qu’elles puissent décider ce qui ne va pas dans leur situation présente. C’est l’une des raisons pour laquelle je travaille sur le Droit et le changement institutionnel, parce qu’il est possible d’exposer les raisons pour lesquelles les femmes devraient être mécontentes de leur sort. Mais si elles ne peuvent rien y changer, que faire ? La décision que j’ai prise est la suivante : donner aux femmes la possibilité de faire quelque chose pour changer concrètement la situation et, alors, elles verront si elles peuvent continuer de s’en satisfaire ou non, parce qu’alors elles auront une véritable option pour la changer. C’est ainsi que, par exemple, la Loi sur la pornographie que j’ai élaborée avec Andrea Dworkin, donnerait aux femmes le choix - aux femmes utilisées dans les matériaux pornographiques, par exemple ou à celles qui peuvent prouver qu’elles ont été sexuellement abusées ou qui peuvent prouver qu’elles ont été violées à cause de ces matériaux - d’agir. En attendant on pourrait penser qu’elles sont satisfaites, heureuses. Mais la seule raison pour laquelle vous pouvez le penser, c’est qu’elles n’ont pas d’alternative ! Donnez-leur une alternative et nous verrons si elles continuent de s’en satisfaire !

CA : Bien sûr. Mais il y a quelques femmes qui sont satisfaites de la situation parce qu’elles en tirent avantage, elles ont soit des positions académiques imposantes soit une position dominante dans les médias, comme Elisabeth Badinter, par exemple.

Le mensonge du libre choix de la prostitution

CAM : Grand bien leur fasse ! (rires) et pendant ce temps, après qu’elles m’ont demandé pour la 1000ième fois « Ne pensez-vous pas qu’il soit possible que les femmes qui se prostituent puissent avoir une vie merveilleuse ? », je leur pose cette question « Voudriez-vous vous prostituer ? » elles passent, bien souvent, par 6 couleurs différentes avant de répondre « Non », et comme j’insiste « Pourquoi pas ? » alors, elles répondent : « Parce que je préfère être journaliste… »

EB : …professeur de Droit, écrivaine, philosophe médiatique ou star de cinéma…

CAM : Exactement ! A ce moment-là, voilà ce que je leur dis : « OK, pourquoi ne leur donnez-vous pas une alternative ? La possibilité de devenir journaliste, par exemple… »

EB : …celle qui vous a été donnée…

CAM : …à votre place, à vous, qui, en qualité de journaliste, avez l’habitude d’être une journaliste, c’est-à-dire la personne qui vient leur demander l’étendue de leur bonheur d’être prostituées. Pourquoi ne les laissez-vous pas écrire leur propre article ? » Là, elles commencent à entrevoir la question. Mais je peux vous dire qu’il est tout à fait remarquable que partout dans le monde on me raconte que les prostituées sont heureuses. Prendre les femmes qui subissent l’oppression la plus totale et les présenter comme si elles l’avaient choisie. En attendant, nous parlons toutes de ça alors même qu’il y a des études concernant les femmes prostituées - en tant que large groupe, pas uniquement celles que les proxénètes payent désormais pour dire qu’elles prennent du bon temps - des études sur la fréquence des stress post-traumatiques, notamment, qui montrent qu’elle est supérieure, chez les prostituées, à celle que l’on trouve chez les vétérans du Vietnam rescapés des zones de combat. Ca n’est pas à ça que ressemble une personne heureuse. C’est ce à quoi ressemble une personne sur qui on a tiré.

CA : Je sais, mais on vous dira, comme le fait Elisabeth Badinter, que vous ne devriez pas comparer une prostituée avec une journaliste mais avec une ouvrière ou une caissière.

CAM : Oui. Mais personne ne vient nous dire que les ouvrières, caissières etc… mènent la grande vie. Ce qu’elles font, c’est qu’elles s’organisent, qu’elles essaient d’être mieux payées. Ce ne sont pas seulement des femmes qui travaillent en usine, même s’il faut, bien sûr, leur donner aussi des alternatives. La gauche parle tout le temps de l’oppression par le travail et prend les ouvriers pour exemple. Elle ne nous dit pas qu’ils sont libres ; elle ne dit pas qu’ils choisissent de travailler à l’usine.

EB : Personne ne cite l’ouvrière comme exemple de femme heureuse pleinement accomplie !

CAM : Ou de liberté ! La Liberté ! Moi non plus ! Mais tout à coup, la prostituée est devenue l’exemple de ce à quoi la liberté ressemble. Vous n’allez pas à la rencontre des ouvrières pour dire ô combien elles adorent leur boulot de sorte que tout un chacun continue d’acheter ce qu’elles font. Elisabeth Badinter, pour ne pas la citer, est dans la publicité (2). Ca signifie qu’elle a un large accès aux médias publics et qu’elle a identifié une niche pour elle-même, une niche où être « la féministe misogyne ». C’est une position très lucrative où se nicher.

EB : Une position de contrôle effectif du discours.

CAM : Effectif, en effet, puisque maintenant, toutes, vous et moi, nous ne faisons plus que ça : parler d’elle !

EB : La moindre phrase qu’elle profère fait la une des journaux et personne ne rappelle jamais qu’elle est la prostituée de Publicis.

CA : Elle se présente comme philosophe alors qu’elle dirige Publicis, ce que personne ne mentionne dans les médias.

CAM : Elle trimbale partout la misogynie dans un corps de femme…

Prendre conscience et se battre ensemble

CA : Donc vous pensez que les femmes doivent prendre conscience de la réalité de leur condition pour se battre ?

CAM : Oui, collectivement. Pour faire changer les choses, il faut que nous combattions ensemble ainsi que dans nos vies personnelles, sur le plan du Droit mais aussi dans tous les domaines. Est-ce qu’il y a un parti politique féministe en France ?

CA : Au début des années 80, Gisèle Halimi avait essayé de lancer un parti pour les femmes. 100 femmes se sont ainsi présentées aux législatives et Gisèle Halimi a été élue au parlement.

CAM : Puis plus rien ?

CA : Non.

CAM : Nous verrons bien ce qui arrivera. Un tel parti vient de se créer en Suède.

CA : C’est surprenant, car la Suède est le pays le plus avancé en ce qui concerne l’égalité entre les hommes et les femmes.

Mythe de l’égalité des femmes en Suède

CAM : Hé bien, ça ne l’est pas quand on se réfère aux abus sexuels. C’est juste une question de point de vue. Jusqu’à récemment, il n’y avait pas, par exemple, de foyers pour femmes violées en Suède. Par contre, il y avait des asiles pour femmes battues. Parce qu’elles étaient contre la violence et pour le sexe. Andrea Dworkin et moi y sommes allées en 1990 et ça nous a pris une éternité pour le leur faire comprendre avec la pornographie et tout le reste.

CA : Les femmes ont quand même plus de pouvoir en Suède que partout ailleurs ?

CAM : Maintenant, oui. Mais elles ont toujours la pornographie à combattre Pour « la pornographie à la suédoise », des femmes sont trafiquées dans le monde entier. Les choses ont un peu changé, dans une certaine mesure, mais c’est encore ce qui se passe. L’image de l’égalité des femmes en Suède est utilisée pour vendre cette pornographie dans le monde entier. Par conséquent, l’idée que les femmes sont égales aux hommes en Suède y participe…

CA : C’est donc un mythe ?

CAM : C’est un mythe, oui, ça fait consensuel.

EB : Est-ce que c’est pour cela que c’est si difficile ? Quand je suis venue pour la première fois en France et que j’ai entendu parler de parité, j’ai frémi de joie…

CA : Mais la loi n’est pas appliquée.

EB : Je sais bien ! Mais la première fois que j’ai entendu ce mot, j’ai attrapé le journal et j’ai lu : à partir de l’an prochain les listes candidates devront présenter le même nombre d’hommes et de femmes…

CAM : Sur la liste.

EB : Sur la liste.

CAM : C’est ce qui cloche ! Les femmes ne sont pas en position éligible ! Mais au moins, elles y figurent malgré tout.

EB : Exactement. Mais il y a quand même, je pense, un moment d’excitation authentique quand vous pensez, oh regardez…

CA : C’est dû au mode de scrutin. Il y a un seul député par circonscription, donc un seul candidat désigné par parti ou alliance entre plusieurs partis. La parité marche mieux quand il y a un scrutin de listes comme pour les municipales, nombre de femmes ont ainsi été élues.

CAM : Mais les hommes les dépassent constamment surtout aux niveaux supérieurs.

EB : Ça donne quand même l’impression - en apparence institutionnalisée - qu’il y a eu des progrès. De la même manière qu’en Suède. J’ai rencontré des femmes du parlement suédois, il y a deux ans. Elles semblaient plus « radicales » que les françaises rien qu’en termes de façon de parler, de penser à ce qu’elles avaient décidé de faire au niveau parlementaire.

CAM : Absolument.

Les moyens de lutte contre l’oppression des femmes diffèrent de ceux de la lutte contre le racisme

EB : J’ai trouvé que c’était comme une bouffée d’air frais, mais quand vous retournez sur le terrain et que vous regardez ce qui s’y passe, vous voyez que les mêmes choses se répétent encore et encore. Vous parliez tout à l’heure des luttes des Noirs. Vous ne pouvez pas faire d’analogies très précises mais…

CAM : C’est un véritable modèle.

EB : C’est un excellent modèle aux Etats-Unis en termes de radicalité - comme de brûler son propre quartier - quand vous parlez d’avoir de réelles alternatives, si vous donnez aux femmes de véritables choix, elles s’en saisiront, bien sûr. Mais quand vous voyez une population comme celle des Afro-américains qui - sans avoir de véritables choix, que ce soit en termes économiques, d’éducation ou en termes de son rapport propre à l’histoire de l’esclavage - a créé des choix pour elle-même en s’emparant de la violence qui lui avait été imposée et en la retournant contre ceux qui la leur imposait. Il y a là quelque chose qui pourrait véritablement intéresser les femmes pour l’intériorisation de l’idée de libération et sa mise en oeuvre. Pensez-vous que cela nécessitera une lutte de cette sorte ?

CAM : Hé bien, je n’en sais rien. Cela aiderait probablement, mais je ne crois pas que cela se produira. Les femmes sont confrontées au défi d’agir différemment, d’une façon plus adaptée à leur groupe particulier. À propos des femmes et de la violence, il faut d’une part, estimer l’ampleur de la violence qui est dirigée contre elles et la résistance qu’elles peuvent lui opposer. On appelle cela de la passivité mais ça n’en est pas. C’est très réfléchi. L’idée, c’est que si vous essayez de contrer toute cette violence, tout ce que vous obtiendrez, c’est davantage encore de violence. C’est très souvent vrai.

D’autre part, quand vous subissez un certain traitement pendant très longtemps, ça ne vous paraît pas spécialement un progrès très excitant que de le faire subir à autrui. Elle a donné aux hommes l’accès au pouvoir, je le pense. Et je ne crois pas que nous y ferons appel. Ce n’est pas que j’y sois hostile, au contraire. Je suis vraiment de l’école « par tous les moyens possibles et efficaces ». Mais je ne crois pas que cela arrivera. Je ne pense pas que les femmes y feront appel un jour, et je ne crois pas non plus que cela changerait beaucoup les choses. En partie, parce que la violenceest à la base de l’oppression des femmes et n’est donc pas juste un moyen. Elle est fondamentale. Je crois que la violence a été sexualisée. Je ne crois pas que cela soit vrai du racisme. En premier lieu des gens ne passent pas leur temps à bavarder sans fin sur le racisme en se demandant ce que c’est.

EB : C’est clair !

CAM : En fait, ça ne l’est pas, personne n’en sait rien. Il n’y a pas 36 écoles de pensée là-dessus et les gens ne passent pas leur temps à torturer mentalement ceux qui veulent bousculer l’ordre établi, en la matière, en leur demandant POURQUOI le racisme existe. Parce que personne ne le sait, en fait. C’est perçu comme un des moyens que les hommes ont trouvé pour se battre entre eux, se faire la guerre et en tirer des avantages les uns sur les autres. Mais le POURQUOI des barrières raciales, personne ne peut l’expliquer. Quant à savoir POURQUOI ce sont les Noirs d’Afrique qui ont été réduits en esclavage ou POURQUOI il y eut une guerre de mille ans entre la Chine et le Japon, personne ne songe même à penser qu’il a à se poser ce type de question. Ce qui n’empêche personne de juger le racisme illégitime et d’essayer d’y mettre un terme, etc… Personne ne pense qu’il a besoin de savoir POURQUOI il existe pour pouvoir lutter contre.

La violence et la guerre : instruments masculins ultimes

C’est très intéressant. Parce que beaucoup parlent sans cesse des causes de l’oppression des femmes, de son origine comme s’ils avaient besoin de les connaître précisément pour pouvoir y mettre fin. Je n’ai aucun problème avec la connaissance, j’aimerais bien savoir POURQUOI, j’ai moi-même ma petite idée là-dessus et je pense que tout le monde a le droit d’avoir la sienne. Mais je crois que ce qui fait tenir les choses debout MAINTENANT, ce qui les fait marcher et qui produit l’ordre établi que nous connaissons et que nous devons combattre pour y mettre un terme, est, en fait, une question très différente. Je crois, au sujet de la violence et de la guerre, que c’est une sorte d’instrument masculin ultime. Quant à savoir si un tel instrument marcherait entre nos mains ou pas, je n’ai là-dessus aucune certitude. Mais je crois, je crois réellement que la plupart des femmes ont décidé non seulement qu’elles n’en voulaient pas mais qu’il ne marcherait pas. Il reste que c’est vraiment intéressant de considérer les choses sous cet angle plutôt que de les éluder ou de travailler sur des bases morales.

CA : Je ne sais pas si vous allez apprécier la comparaison, mais je trouve qu’il y a une grande proximité entre Noam Chomsky et vous, qu’en pensez-vous ?

CAM : Je n’en sais rien, dites-moi pourquoi je devrais penser cela ?

CA : Tous les deux vous êtes des intellectuels responsables qui dénoncez les injustices partout où elles se produisent.

CAM : Mouaimmmm. Est-ce qu’il va enfin comprendre le genre ??? Je vous le demande, est-ce qu’il comprendra le genre un jour ?

CA : Je ne sais pas. Je ne le crois pas. Il ne parle que très peu des femmes.

EB : Ca n’est pas vraiment son domaine de compétences.

CAM : Pas du tout, en effet. Mais comment il peut être compétent dans son domaine sans comprendre le genre est une question à méditer. Nous sommes tous deux des intellectuels militants, c’est ce que vous vouliez dire, je pense.

Pas réellement féministe sans mouvement de femmes

CA : Avez-vous toujours été féministe ? Je veux dire depuis vos tous débuts ?

CAM : Je suppose que oui, probablement. Mais vous ne pouvez pas réellement être féministe sans un mouvement de femmes, je ne crois pas que ce soit possible. Vous pouvez penser que vous allez y arriver par vous-même, mais vous n’avez pas les moyens d’y arriver totalement. Pour moi, c’est vraiment une action collective et communautaire. Aussi, je crois que je suis devenue féministe avec la naissance du mouvement féministe auquel j’ai participé (3). Mais en terme de niveau de féminisme, je n’avais pour seule impulsion que le respect de soi, le respect dû à toutes les femmes, ce que la plupart des femmes ont !

Notes

1. Le rapport de l’Enveff publié dans Population et Société en janvier 2000.
2. Madame Badinter préside le conseil de surveillance de Publicis.
3. Après avoir participé à la formation du Women’s Lib, Catharine MacKinnon milite actuellement au sein de l’organisation féministe Equality Now.

Propos recueillis par Catherine Albertini et Emily Blake

English version.

- Une version abrégée de cet entretien a été publié sur le site de Choisir la cause des femmes.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 6 octobre 2005.



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Catherine Albertini et Emily Blake
Choisir la cause des femmes



Plan-Liens Forum

  • >Une grande dame méconnue
    (1/2) 18 septembre 2007 , par

  • > "Rien n’a encore pu me détruire" : entretien avec Catharine A. MacKinnon
    (2/2) 5 janvier 2006 , par





  • >Une grande dame méconnue
    18 septembre 2007 , par   [retour au début des forums]

    Tiens, je connaissais Elizabeth Badinter mais pas Catharine MacKinnon... Merci de nous l’avoir fait connaître.

    > "Rien n’a encore pu me détruire" : entretien avec Catharine A. MacKinnon
    5 janvier 2006 , par   [retour au début des forums]

    Elevée par une féministe, je n’ai pourtant jamais entendu parler de la violence conjugale. Elevée sans père (ma mère était veuve d’un lieutenant de l’armée de l’air), je n’ai jamais vu ma mère subir l’oppression masculine domestique. Aujourd’hui, je tombe des nues et avec moi quantité de femmes de mon âge ou plus jeunes qui vivent au quotidien la violence conjugale sous toutes ses formes (vexation, dévalorisation, abandons passagers, violences physiques, précarité économique). Elles n’opposent à leur conjoint qu’elles respectent et dont elles sont encore amoureuses qu’une résistance passive ; ignorantes des répliques à leur adresser, elles (et moi comprise) encaissent et tentent de comprendre, de s’améliorer, de pardonner. Elles sont indépendantes économiquement mais cette indépendance est encore fragile ; elles ont des enfants et préfèrent les protéger plutôt que prendre des décisions radicales de sauvegarde d’elles-mêmes. Cette situation peut concerner toutes les femmes, toutes catégories sociales confondues ; elle est connue des services sociaux, de police. La campagne récente et spectaculaire (visages tuméfiés et mise en scène mortuaire) parce que médiatique sur la violence conjugale m’a permis de comprendre que je n’étais pas seule et que mon expérience était repérée, répertoriée mais pas comptabilisée, loin de là. Et j’ai parlé et fait parler. J’ai partagé mon expérience pour faire avancer un peu plus vite celles qui sont plus jeunes que moi et pour qui le piège ne s’est pas totalement refermé. Je remercie ma mère d’avoir milité dans les années 70 et je me sens aujourd’hui responsable à l’égard de ma fille. Je parlerai de cette violence animale qui domine les hommes pour nous terroriser. L’échange permet aussi d’évaluer et d’utiliser les outils à notre disposition : associations, textes de lois, livres, articles, sites internet. Nous vivons un grand "secret de famille" entretenu par la honte, le chagrin, la dépendance et surtout l’ignorance.


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