Le prix Nobel de la paix 2003 a été attribué le 10 octobre à la militante iranienne pour la démocratie et les droits de l’homme, Shirin Ebadi. Avocate de 56 ans, Mme Ebadi est la 11e femme et la première musulmane à recevoir cette reconnaissance depuis la création de ce prix en 1901.
La presse iranienne a annoncé la nouvelle de façon laconique. Un porte-parole du gouvernement, qui s’était réjoui de cette reconnaissance, a ensuite précisé qu’il ne parlait qu’en son nom personnel.
Alors que les réformateurs accueillaient avec satisfaction l’honneur accordé à l’éminente juriste, les conservateurs l’ont immédiatement dénoncé comme une « infamie ». Un dirigeant conservateur a déclaré que Shirin Ebadi avait obtenu cette reconnaissance parce qu’elle avait le soutien du président Bush et du premier ministre Blair.
À son arrivée à l’aéroport Mehrabad, le 14 octobre, Mme Ebadi a néanmoins reçu un accueil "royal" de la part de ses compatriotes, en majorité des femmes qui tenaient à la main un bouquet de fleurs ou un portrait de la lauréate et portaient un foulard blanc, symbole de paix, au lieu du voile noir habituellement de rigueur. Aux environs de l’aéroport, la circulation était dense et lent, de nombreux automobilistes abandonnant leur voiture pour poursuivre leur route à pied.
Retombées politiques de cette distinction
Les analystes ont spéculé sur l’influence que pourrait avoir ce prix prestigieux sur les réformes en faveur des droits humains en Iran. Selon Siavosh Ghazi, journaliste iranien et correspondant de Radio-Canada, « il se peut qu’il y ait crispation à la suite de cette nouvelle chez les conservateurs iraniens, ce qui n’aiderait pas les changements dans le sens des réformes. »
Dans une entrevue accordée à Radio-Canada, la sociologue Chahla Chafiq, auteure des livres Le nouvel homme islamiste et Femmes sous le voile, a souligné que l’attribution du prix Nobel de la paix à Shirin Ebadi est un choix « éminemment politique » qui met en relief le décalage entre la réalité quotidienne (répression) en Iran et le travail en faveur des droits de la personne accompli par de nombreuses personnes, dont Shirin Ebadi. Ce prix peut avoir une valeur symbolique, a-t-elle dit, parce qu’il souligne la lutte pour la démocratie et les droits humains en Iran.
En aucun cas on ne doit cependant interpréter cette reconnaissance en faveur du mouvement réformiste islamiste, a précisé la sociologue, car le bilan du gouvernement iranien est loin d’être brillant en termes d’avancées pour la démocratie et les droits de l’homme. À cause de la nature théocratique du pouvoir, « les luttes à l’intérieur de l’Iran ne sont pas parvenues à ébranler ou à abolir les lois patriarcales, les lois sur le statut d’infériorité de la femme quant au mariage, à l’héritage, au divorce, etc. » La répression continue, il n’y a pas de liberté d’expression.
Shirin Ebadi elle-même ne se fait pas d’illusion quant à l’influence de cette reconnaissance sur les réformes dans son pays : « Je ne pense pas que la politique en Iran soit assez flexible pour changer du jour au lendemain à cause d’un prix, fût-il prestigieux comme le Nobel de la paix, a dit Mme Ebadi. En revanche, cette distinction va donner beaucoup de conviction aux défenseurs des droits de l’homme et des libertés en Iran, sachant que ces derniers étaient un peu essoufflés ces derniers temps. Cela va les remotiver dans leurs actions (...) ». Elle a demandé au gouvernement de l’Iran de libérer le plus tôt possible les nombreuses personnes emprisonnées pour délit d’opinion et pour leur lutte en faveur de la liberté et de la démocratie. La liberté d’expression est primordiale, a-t-elle affirmée.
Shirin Ebadi estime que démocratie et Islam sont compatibles en Iran, une opinion que partage la sociologue Chahla Chafiq, mais « à condition que l’Islam ne soit pas l’idéologie de l’État et la source de la loi. Si l’Islam, comme toute religion, est idéologie de l’État et source de la loi, ce ne sera pas favorable aux droits de l’homme ni à l’égalité des femmes. »
Parcours d’une militante
Mariée et mère de deux filles âgés de 20 et 23 ans, titulaire d’une maîtrise en droit, Shirin Ebadi enseigne à l’université de Téhéran depuis plusieurs années. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages, dont The Rights of the Child. A Study of Legal Aspects of Children’s Rights in Iran (Tehran, 1994), publié avec le soutien de l’UNICEF, et History and Documentation of Human Rights in Iran (New York, 2000).
En 1974, elle a été la première femme à accéder à la magistrature sous le règne du chah, mais elle a dû quitter son poste après la révolution islamique de 1979, les imans ayant décrété que les femmes étaient "trop émotives" pour diriger un tribunal. Ebadi n’en a pas moins continué à offrir une aide juridique aux personnes persécutées en dépit des menaces dont elle a souvent fait l’objet.
Avocate des droits des femmes et des enfants ainsi que des droits humains en général, la lauréate du prix Nobel de la paix 2003 a défendu dans le passé des causes délicates. Elle a joué un rôle majeur dans l’enquête sur une série de meurtres d’intellectuels et d’opposants en 1998 et 1999 et elle a représenté les familles des opposants libéraux Darioush et Parvaneh Foruhar, également assassinés. En 2000, elle a assuré la défense de Mehrangiz Kar et Shahla Lahiji, deux prisonnières de conscience combattant pour les droits des femmes en Iran. La même année, Mme Ebadi a passé 22 jours en prison sous l’accusation « d’avoir troublé l’opinion publique » en enregistrant sur cassette et diffusant les « confessions » d’Amir Farshad Ebrahimi, qui s’exprimait sur son ancien groupe, l’Ansar Hezbollah (les Partisans du parti de Dieu). Cet enregistrement expliquait comment l’organisation d’extrémistes islamistes avait reçu instruction de briser les manifestations et toute contestation.
Et l’avenir ?
Mme Ebadi a a déclaré que ce prix appartenait « à tous les Iraniens qui se battent pour la démocratie » et elle a situé son travail militant dans la continuité des luttes pour les droits humains en Iran depuis le début du siècle. Cette lutte « n’a pas commencé avec la République islamique, a-t-elle dit. Le mouvement pour les libertés en Iran a un long passé qui date du début de la révolution constitutionnelle, en 1905. Notre itinéraire rappelle l’histoire de ces femmes qui ont vendu leurs bijoux pour acheter des armes pour les militants de la liberté. Nous nous inscrivons entièrement dans cette lignée. »
Dans une entrevue au Courrier international, Shirin Ebadi a déclaré que le bilan du gouvernement Khatami était somme tout « positif ». Elle a donné pour exemple le fait que M. Khatami ait « énergiquement mis en lumière le rôle du ministère du Renseignement » dans le cas des assassinats en série d’intellectuels en 1998 et 1999. À son avis, le fait de rendre publique cette affaire « était un grand pas pour la démocratie ». Elle a mentionné également « la thèse du dialogue entre les civilisations » que le président a mise de l’avant, ainsi que « l’accent sur le respect de la loi. C’est un grand acquis, car à l’heure actuelle, même la minorité autoritaire en Iran se voit obligée, ne serait-ce qu’en
apparence, de se référer à la loi pour justifier ses agissements. »
La lauréate a affirmé néanmoins qu’il faut « braquer les projecteurs sur le bouclier que les pouvoirs érigent au nom de l’islam », a-t-elle dit. « Ce sont le despotisme, le colonialisme ou la phallocratie qui se cachent derrière ce bouclier. » Elle a également dénoncé les interventions étrangères « dans les affaires internes d’un pays » et encouragé les populations irakiennes et afghanes à s’unir, chacune dans leur pays, pour faire avancer « leurs projets sans permettre aux autres pays, étrangers ou voisins, de dessiner leur devenir. Les problèmes doivent être résolus à l’intérieur de la famille. »
La lauréate veut consacrer une grande partie de l’argent du Nobel de la paix - plus d’un million de dollars - aux actions de développement social qui lui sont chères, notamment par l’entremise d’une ONG qu’elle a créée, l’Association de défense des droits des enfants.
Interrogée sur le port du foulard qui suscite de vifs débats en Europe, la lauréate du Nobel de la paix 2003 a déclaré qu’elle le portait dans son pays parce que la loi l’y obligeait, mais qu’elle s’en dispensait en France parce qu’elle avait le choix.
Me Ebadi a accepté de représenter la famille de la journaliste irano-canadienne, Zahra Kazemi, au procès de son meurtrier présumé qui a commencé la semaine dernière à Téhéran.
Souhaitons que Shirin Ebadi ne subisse pas le sort de la Birmane Aung San Suu Kyi, lauréate du prix Nobel de la Paix 1991 et chef de l’opposition démocratique dans son pays où elle est prisonnière.